PARTIE
Ophélie était aveuglée. Dès qu'elle risquait un regard par-dessous son ombrelle, le soleil l'assaillait de toutes parts : il tombait en trombe du ciel, rebondissait sur la promenade en bois verni, faisait pétiller la mer entière et illuminait les bijoux de chaque courtisan. Elle y voyait assez, toutefois, pour constater qu'il n'y avait plus ni Berenilde ni la tante Roseline à ses côtés.
Ophélie devait se rendre à l'évidence : elle s'était perdue.
Pour quelqu'un qui était venu à la cour avec la ferme intention de trouver sa place, ça se présentait plutôt mal. Elle avait rendez-vous pour être officiellement présentée à Farouk. S'il y avait une personne au monde qu'il fallait ne surtout pas faire attendre, c'était bien cet esprit de famille.
Où se trouvait-il ? À l'ombre des grands palmiers ? Dans l'un des luxueux palaces qui s'alignaient le long de la côte ? À l'intérieur d'une cabine de plage ?
Ophélie se cogna le nez contre le ciel. Elle s'était penchée par-dessus le parapet pour chercher Farouk, mais la mer n'était rien de plus qu'un mur. Une immense fresque mouvante où le bruit des vagues était aussi artificiel que l'odeur de sable et la ligne d'horizon. Ophélie remit ses lunettes en place et observa le paysage autour d'elle. Presque tout était faux ici : les palmiers, les fontaines, la mer, le soleil, le ciel et la chaleur ambiante. Les palaces eux-mêmes n'étaient probablement que des façades en deux dimensions.
Des illusions.
À quoi s'attendre d'autre quand on se trouvait au cinquième étage d'une tour, quand cette tour surplombait une ville et quand cette ville gravitait au-dessus d'une arche polaire dont la température actuelle ne dépassait pas les moins quinze degrés ? Les gens d'ici avaient beau déformer l'espace et coller des illusions dans chaque coin, il y avait quand même des limites à leur créativité.
Ophélie se méfiait des faux-semblants, mais elle se méfiait encore plus des individus qui s'en servaient pour manipuler les autres. Pour cette raison, elle se sentait particulièrement mal à l'aise au milieu des courtisans qui étaient en train de la bousculer.
C'étaient tous des Mirages, les maîtres de l'illusionnisme.
Avec leur stature imposante, leurs cheveux pâles, leurs yeux clairs et leurs tatouages claniques, Ophélie se sentait parmi eux plus petite, plus brune, plus myope et plus étrangère que jamais. Ils abaissaient parfois vers elle un regard sourcilleux. Sans doute se demandaient-ils qui était cette demoiselle qui essayait coûte que coûte de se dissimuler sous son ombrelle, mais Ophélie se garda bien de le leur dire. Elle était seule et sans protection : s'ils découvraient qu'elle était la fiancée de Thorn, l'homme le plus haï de toute la magistrature, elle ne donnait pas cher de sa peau. Ou de son esprit. Elle avait une côte fêlée, un œil au beurre noir et une joue entaillée, consécutivement à ses dernières mésaventures. Autant ne pas aggraver son cas.
Ces Mirages apprirent au moins une chose utile à Ophélie. Ils se dirigeaient tous vers une jetéepromenade sur pilotis qui, par un effet d'optique plutôt réussi, donnait l'illusion de surplomber la fausse mer. À force de plisser les yeux, Ophélie comprit que le scintillement qu'elle apercevait à son bout était dû au reflet de la lumière sur une immense structure de verre et de métal. Cette JetéePromenade n'était pas un nouveau trompe-l'œil ; c'était un véritable palais impérial.
Si Ophélie avait une chance de trouver Farouk, Berenilde et la tante Roseline, ce serait là-bas.
Elle suivit le cortège des courtisans. Elle aurait voulu se faire aussi discrète que possible, mais c'était compter sans son écharpe. À moitié enroulée autour de sa cheville et à moitié gesticulant sur le sol, elle faisait penser à un boa constricteur en pleine parade amoureuse. Ophélie n'avait pas été capable de lui faire lâcher prise. Si elle était très contente de revoir son écharpe en forme, après des semaines de séparation, elle aurait voulu éviter de crier sur les toits qu'elle était animiste. Pas avant d'avoir retrouvé Berenilde, du moins.