Partie 4 sans titre

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      langue, et elle ne savait plus très bien à qui, d'elle ou de Farouk, ce conte s'adressait réellement.

– Les marionnettistes promirent à la poupée de faire d'elle une actrice. C'est ainsi que, chaque soir,elle se produisit sur les planches de leur petit théâtre. Tout le monde se bousculait pour la voir. Et pourtant, chaque soir, après le spectacle, la poupée n'était pas heureuse. Elle pensait de plus en plus souvent à sa petite fille. Elle ne comprenait pas pourquoi elle se sentait si vide. N'avait-elle pas réalisé son propre rêve ? N'était-elle pas enfin devenue une actrice ?

– C'est assez.

Farouk avait interrompu Ophélie pour la seconde fois. Il y eut un remous nerveux dans toute la salle.

Ophélie savait qu'elle aurait dû s'en tenir là. Pourtant, la suite du conte s'échappa d'elle, comme s'il était doué d'une vie propre :

– Et un jour, la poupée finit par découvrir toute la vérité. Être actrice n'était pas son rêve à elle.

C'était depuis le début le rêve de la petite fille. La poupée n'avait jamais cessé d'être son jouet.

À peine prononça-t-elle le dernier mot du conte qu'Ophélie fut traversée par une douleur si violente qu'elle dut se cramponner au rebord de la scène pour ne pas tomber en avant. Elle sentit le sang couler de son nez et se répandre sur son menton. Le pouvoir de Farouk s'était propagé comme une onde de choc. Alors qu'il défaisait son invraisemblable posture, démêlant un à un ses membres pour se mettre debout, son visage perdit son inexpressivité de marbre. Ses sourcils blancs se haussèrent, ses yeux pâles s'agrandirent et ses muscles faciaux se distendirent dans un seul et même mouvement de dilatation.

Ophélie fut empoignée par le bras et tirée en arrière. C'était le vieil Éric qui avait bondi des coulisses pour la relever de force.

– Que mon seigneur reprenne place, il lui sera raconté une nouvelle variante du vagabond borgne !annonça-t-il d'une voix si puissante que ses « r » évoquaient des coups de tonnerre. Le spectacle continue !

Sur scène, des machinistes s'activaient déjà pour remettre en place le dispositif du projecteur à illusions. Emportée vers l'arrière-scène, piétinant sa propre écharpe affolée, Ophélie vit une dernière fois l'expression décomposée de Farouk avant que la toile blanche de l'écran ne tombât entre eux comme un rideau.

– Vous êtes complètement inconsciente, grommela le vieil Éric dans sa barbe, quand il fut certainde ne pas être entendu. Vous voulez faire tomber la foudre sur votre tête ?

Ophélie avait cru qu'il s'était emparé de l'occasion pour reconquérir le haut de l'affiche ; en le voyant aussi effrayé qu'elle, elle commençait à comprendre qu'il venait peut-être de lui sauver la vie.

– J'étais à court d'idées, bredouilla-t-elle en postillonnant du sang. Je ne pensais pas que cettehistoire le mettrait dans cet état.

– Si je détourne son attention maintenant, il aura peut-être oublié votre affront, grommela le vieilÉric en enfilant les bretelles de son accordéon. Il ne faut pas lui laisser le temps de noter l'incident dans son pense-bête. C'est tout le théâtre qui pourrait en subir les conséquences.

Sur ces mots, il poussa rudement Ophélie dans les coulisses. À peine fut-elle avalée par l'obscurité que la voix hypnotique du conteur s'éleva pour recouvrir les huées du public. Désorientée, Ophélie s'éloigna d'un pas tremblant tandis qu'elle prenait peu à peu la mesure de ce qu'elle venait de faire. Quand elle sentit les mains solides de Renard rencontrer les siennes dans le noir, elle s'y accrocha comme à une bouée de sauvetage.

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