– Je crois que je vais arrêter de lire ce ramassis de bêtises, ce n'est pas ce que j'appelle de l'information.
Ophélie essaya de se concentrer sur la pile de lettres et de sabliers qui s'amoncelaient sur le plateau réservé au courrier du jour. Il n'allait pas être simple de dégager un moment de liberté entre deux invitations, à l'insu de Berenilde et de la tante Roseline, pour rendre visite à Thorn.
– Tu as vu comment tu t'es accoutrée ? l'interrogea sa tante, désignant les coutures le long de sesmanches, qui étaient à l'envers. Je pense que tu devrais éviter les miroirs tant que tu n'es pas reposée, continua-t-elle en lui servant du café. Tu te rends compte que tu pourrais en garder des séquelles ? Comme je n'aime pas non plus les sabliers, je suggère que nous prenions les ascenseurs ensemble, d'accord ? Et tant pis si tu arrives en retard à tes rendez-vous.
Ophélie avala son café de travers, referma son livre sur son écharpe et se leva si brusquement qu'elle renversa sa chaise en arrière.
– Je suis désolée, ma tante, je dois partir. Laissez Berenilde prendre tranquillement son bain, vousla préviendrez après.
– Pardon ? Mais où ? Comment ? bégaya la tante Roseline, abasourdie.
Ne prenant même pas la peine de répondre, Ophélie se dirigea vers les deux Valkyries, assises sur leur banquette habituelle, les bras croisés en travers de leur grande robe noire. Elles étaient aussi raides, aussi silencieuses et aussi vigilantes qu'au premier jour.
– Archibald ? appela Ophélie en se penchant sur les vieilles femmes. Archibald, si vous m'écoutez,sachez que je serai devant votre cabinet dans une minute. Si vous voulez m'épargner d'être arrêtée par vos gendarmes, retrouvez-y-moi dès que possible. Venez avec votre régisseur, je vous expliquerai tout sur place. Merci d'avance.
Les Valkyries s'entreregardèrent avec un sourcillement sévère, choquées d'être prises pour un central téléphonique.
– Quelle épingle te pique ? s'impatienta la tante Roseline en suivant Ophélie vers sa chambre, sacafetière toujours en main.
Pour toute réponse, celle-ci lui remit le billet qu'elle venait de décacheter et qui ne contenait que quelques mots griffonnés à la hâte :
R. est dans le pétrin. Tu lui en dois une, alors sors-le de là. Signé G.
– Qui est R. ? Qui est G. ?
– Mes amis du Clairdelune, dit Ophélie en retirant sa robe pour la remettre à l'endroit.
Jusque-là, elle avait fait le choix de ne jamais parler ouvertement ni de Renard ni de Gaëlle. Elle avait toujours pensé qu'elle causerait plus de tort que de bien en affichant son intérêt pour les domestiques d'une autre famille. De telles amitiés étaient interdites ici-haut, et sa réputation aurait moins souffert que la leur. Pourtant, dès l'instant où elle avait lu le message de Gaëlle, Ophélie avait senti un feu s'allumer dans tout son corps. Elle n'était plus capable de réfléchir froidement aux conséquences de ses actes et de ses paroles. Renard l'avait aidée comme personne au Clairdelune. Il n'y avait plus d'invitations, plus de sabliers, plus de protocole, plus de bienséance qui tinssent ; seul comptait le besoin impérieux de lui rendre la pareille.
Plantée au milieu du couloir, la tante Roseline considéra tour à tour le billet, puis sa nièce, puis la porte de la salle de bains où Berenilde chantonnait le dernier opéra à la mode.
– Nous irons ensemble. Il est hors de question que tu te promènes seule dans le repaire de celibertin.
Ophélie ne put s'empêcher de remarquer la façon dont les joues cireuses de sa tante avaient rougi. Ce trouble-là était plus éloquent que n'importe quel avertissement : côtoyer Archibald, c'était jouer avec le feu.