– À l'heure où nous parlons, Odin se dirige par ici. Il vient pour exécuter ta sentence, mon garçon.Tu as hué un tome... tué un homme. Et pas n'importe quel homme.
Ce disant, le corps du Mille-faces enfla sur sa chaise, ses moustaches s'effilèrent comme des points d'exclamation, son bicorne se changea en haut-de-forme et son uniforme de gendarme céda la place à la plus élégante des redingotes. Ophélie sentit son estomac se soulever. De voir le baron Melchior assis ici, juste devant eux, c'était spectaculairement morbide.
– Se posent deux questions intéressantes, reprit le Mille-faces avec la voix roucoulante du baron.La première : cet homme méritait-il de vivre ? La seconde : mérites-tu, toi, de mourir ? En fait, je pense que tu ferais un bien meilleur Tuteur que lui.
Ophélie retint son souffle et leva les yeux vers Thorn. En équilibre précaire sur sa jambe, il se tenait obstinément silencieux. Ses mâchoires étaient tellement crispées, leur ossature saillant sous la peau, qu'il semblait incapable de les desserrer.
Le Mille-faces tordit dangereusement l'inclinaison de sa tête à triple menton, de façon à examiner son interlocuteur sous un angle différent. Ophélie fut frappée par la similitude entre ses poses grotesques et celles de Farouk, comme s'ils étaient tous les deux pourvus d'un corps qui ne répondrait pas aux mêmes lois naturelles que le commun des vertébrés.
– Tu hésites ? Tu ne sembles pas bien mesurer l'honneur que je te fais. Les Tuteurs sont les élusparmi les élus, les seuls à qui j'accorde une abstinence conflue... une confiance absolue. Il n'y a que sur cette arche que je n'ai pas encore trouvé d'enfants dignes de me représenter. Ils ont tous été tellement décevants. Melchior a outrepassé son devoir et s'est servi de mon nom à tort et à travers.
Quant à ta mère... (Au moment précis où il articula ces deux syllabes, le Mille-faces se mit à perdre du poids. Son corps s'affina jusqu'à prendre l'apparence d'une femme à la beauté anguleuse. Elle portait sur le front le tatouage en spirale des Chroniqueurs.) Ta mère, reprit-il d'une voix féminine, avait négligé le sien.
Ophélie crut un instant que Thorn allait perdre l'équilibre pour de bon. Il s'était décoloré jusqu'à devenir livide, tandis qu'il contemplait cette version rajeunie de sa mère, sans sa marque d'infamie ni ses troubles de mémoire.
– Sois le Tuteur de mon fils, dit le Mille-faces. Sois mes yeux et mes oreilles sur cette arche. Aide-moi à remettre ma famille sur le choir demain... le droit chemin. Deviens mon enfant chéri entre tous.
Ophélie sentit tout son sang s'embraser. Se servir de la bouche d'une mère pour proférer de telles paroles, c'était d'une cruauté inouïe. Le Mille-faces plia un sourire qui déforma ses belles lèvres de femme sans parvenir à leur insuffler la moindre sensualité.
– Qu'en penses-tu, mon garçon ? Dois-je suggérer à Odin de te gracier ? Es-tu prêt à me donner tavie ou dois-je, moi, te donner la mort ?
– Ce que j'en pense, répéta Thorn.
Ophélie écarquilla les yeux en le voyant sortir le pistolet de sa poche de chemise pour mettre le Mille-faces en joue. De son autre main, il se raccrochait à la table qui tremblait sous l'extrême tension de ses doigts.
– J'en pense qu'il est grand temps pour l'humanité de récupérer ses dés.
Le Mille-faces fixa le canon du pistolet sans ciller.
– Tu n'as donc pas compris, mon garçon ? Je suis l'humanité.
– Foutaises ! cracha Thorn entre ses dents. Vous reproduisez l'apparence et le pouvoir des autrespour mieux dissimuler votre propre visage et votre propre faiblesse. Je viens enfin de comprendre pourquoi Hildegarde avait placé ce cordon de sécurité, ajouta-t-il dans un murmure haineux. Vous convoitiez sa maîtrise de l'espace, n'est-ce pas ? Vous la convoitiez, car vous ne la possédez pas. Vous n'êtes pas tout-puissant.