Thomas
Midnight - Coldplay
Dimanche 2 juin, 4h13
J'ai commencé à avoir froid autour de quatre heures. La nuit était douce, pourtant. Le ciel sombre s'étendait à l'infini devant nous, comme une coupole posée en cloche au-dessus de notre monde, une coupole dont l'intérieur rempli d'étoiles scintillait de mille feux, et dont les bords invisibles se confondaient avec l'océan, cette masse ténébreuse dont on ne pouvait habituellement distinguer qu'une fine frange bleutée, mais qui à cette heure-ci n'était que le prolongement des parois de ce dôme qui nous enveloppait.
L'air était parfait : une légère brise venait de l'océan, apportant avec elle l'odeur salée des embruns, voletant entre les arbres en contrebas de la terrasse, berçant les chauves souris et les lucioles, et venait s'échouer contre nos joues encore chaudes du soleil de la journée et de la fièvre de la soirée. Autour de nous, les arbres prenaient la forme de bras, nous encerclant tendrement, nous coupant de la route et étouffant les bruits des rares moteurs ronronnant le long de l'océan. Le silence était complet. Seulement entrecoupé par moments par un hululement soudain qui nous faisait sursauter puis rire, nerveusement, doucement, réveillés brusquement du rêve dans lequel nous étions plongés.
Solal et moi étions sur la terrasse. Assis sur les éternelles chaises en plastique bleu foncé, usées par les années, par le sel, par le vent de l'océan, par les coups de pieds de membres de la famille énervés, ou négligents, par les violentes disputes qui les envoyaient à l'autre bout de la terrasse, par le poids combiné d'un parent et d'un enfant gesticulant sur ses genoux. Comme nous, elles ont vécu ici, ces chaises. Elles ont vu la maison vieillir, les lattes en bois de la terrasse et les cheveux de nos parents s'éclaircir. Elles nous ont vu grandir, passer de petits bambins prenant appui sur leurs pieds pour se redresser puis marcher, à des adolescents aux dents baguées s'empourprer en parlant à une fille, puis à de jeunes adultes s'appuyant sur leur dossier et décoller leur deux pieds de devant pour crâner avec leurs copains.
Je sais que ça paraît ridicule. Je veux dire, être nostalgique pour des chaises. Mais ces derniers temps, il m'arrive souvent de m'arrêter dans une pièce de la maison et de penser à tout ce que j'ai vécu dans cet endroit. Solal et moi n'avons connu que cette maison, déjà passée de mode quand nos parents y ont emménagé, avec son unique garage, sa véranda qui est devenue au fil des années l'atelier de notre mère, et sa terrasse de laquelle on peut apercevoir, en plissant les yeux, une fine ligne d'océan. Je n'arrive pas à croire que bientôt je ne vivrai plus ici. Que je ne reviendrai ici que quand je serai en vacances, que ce sera comme un pèlerinage d'un vieil endroit dont on ne se rappelle plus très bien mais dont on sait qu'il veut dire quelque chose pour nous. Que cette plage de sable blond que je connais comme ma poche, ces deux rochers et ces falaises lorsque l'on tourne le regard vers le Nord, cette route qui monte pour aller à la maison, que tout ça ne sera qu'un souvenir.
Comme s'il sentait la vague de nostalgie qui s'épanouit soudain dans ma poitrine, le vent s'enhardit et une bourrasque fait frissonner les feuilles noires. Du coin de l'œil, je vois les boucles brunes de mon frère remuer comme un nuage qu'on aurait dérangé. Mes poils se hérissent à cause de l'air froid et je me reproche de ne pas avoir pris de pull, contrairement à Solal qui est passé par sa chambre en rentrant de chez Jésus et qui a maintenant la chance de porter ce pull gris que je lui avais offert pour ses seize ans.
Comme s'il sentait que je pensais à lui, Solal se tourne vers moi. Il semble épuisé, il a du mal à garder les yeux ouverts.
- Hé, ça va ?
Sa voix cassée me fait sourire. Je ne sais pas combien de temps ça fait qu'on est là, sans parler, juste profitant de la nuit fraîche et ne voulant pas fermer les yeux. Je m'étire.

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Les enfants de l'océan
Dla nastolatków" J'irai n'importe où pour te suivre Solal. J'irai au bout du monde avec toi. - Fais pas de promesses que tu pourras pas tenir. - C'est pas des paroles en l'air. - Alors pars avec moi. On se casse d'ici. Juste toi et moi."