Je sais et je sens que vous êtes entrain de vous dire que je suis complètement folle de proposer ce débat. Même moi en l'écrivant je m'en suis rendue compte. Le penser et le partager avec des gens avec qui je me sens safe c'est différent que le crier sur les réseaux. Et pourtant je le fais car il est important aujourd'hui d'avoir cette discussion. Je sais que certain auront sûrement peur de donner leur avis. Je tiens à répéter que j'accepte tout tant que le débats est constructif , qu'il n'y ai zéro condéscendance et qu'il n'y a bien sûr pas d'insulte.
A défaut d'avoir pu les séparer à temps, de leurs futures victimes, il faudrait maintenant séparer l'homme de l'artiste.
On la connait tous cette technique consistant à exagérer la position de l'adversaire pour mieux la contester. On va vous dire que vouloir "censurer" des cinéastes revient à vouloir effacer tout une partie de notre culture. On veut faire dire à celles et ceux qui se scandalisent du César attribué à Polanski, que leur position revient à vouloir épurer l'histoire de l'art, exclure toutes les œuvres ayant été produites par des artistes condamnables... Tandis qu'en défendant le prix de Polanski, on ne défend pas un pédophile mais on défend, l'artiste, car on fait la « distinction de l'homme et de l'artiste »...
L'artiste, le réalisateur etc est intrinsèquement lié à son film. On se sert toujours d'une histoire, d'un point de vue qui nous touche pour réaliser une œuvre. Ils ne forment donc qu'une seule et même chose. En vérité, la seule « séparation » qui peut-être a du sens, c'est la séparation entre d'un côté l'homme-artiste, et l'œuvre d'un autre côté.
Cet « isolement », ce « détachement » de l'oeuvre est légitime, il est plus recevable que la séparation homme-artiste. Lui aussi a ses limites, cependant, car l'artiste est évidemment, d'une certaine manière, cause de l'oeuvre : il y a mis de lui-même dedans.
Mais justement, en distinguant l'homme et l'œuvre, on les fait dialoguer. La question se pose de savoir ce que l'artiste y a mis de lui-même. La biographie est un des aspects d'une analyse d'une œuvre.
J'accuse invite aussi à tout lier, puisque Polanski prétend qu'il y a dans J'accuse des analogies avec sa propre histoire... Mais l'œuvre reste et restera, une fois dans l'espace public, « à côté » de l'artiste.
En d'autres termes, évidemment qu'on peut lire Céline, aimer les livres de Céline sans être antisémite, ou étudier Heidegger sans être nazi, ou apprécier la peinture de Gauguin sans être pédophile - on peut aussi tenir Rosemary's Baby ou J'accuse comme des chefs d'oeuvre, et en même temps condamner le César que Polanski a reçu.
Comment on fait ? Eh bien on distingue l'œuvre (qu'on aime) de l'artiste. On dit j'aime Céline mais en vrai on ne l'aime qu'en tant qu'auteur des livres qu'on a lus de lui. Mais du coup n'aime-t-on pas l'artiste ? Sans doute, un peu et d'autant plus aisément qu'il est mort, mais s'il était vivant, on ne se lèverait pas pour l'applaudir, on ne le féliciterait. Car on sait que derrière le talent se cache un humain pas terrible. Et qui réédite ses livres doit bien expliquer qui il était. Car on ne sépare pas l'homme de l'artiste ; on essaie au contraire, notamment quand on aime l'œuvre, de comprendre comment un être bof a pu produire des choses géniales.
Quand, en 2011, Lars Von Trier avait reconnu une forme de sympathie pour Hitler, il avait déclaré en conférence de presse : « Je dis seulement que je comprends l'homme. Il n'est pas vraiment un brave type, mais je comprends beaucoup de lui et je sympathise un peu avec lui. Mais bien sûr je ne suis pas pour la Deuxième Guerre mondiale, je ne suis pas contre les juifs« ), le festival de Cannes avait fait un choix allant dans le sens d'une séparation artiste-œuvre : Melancholia était resté en compétition, mais bye bye Lars ( bon puis le petit gars avait déjà pas mal de casserole sur le dos avant ça)
Il y a autre chose : un artiste, ça meurt. Et l'œuvre, elle, continue, persiste dans le temps. Les œuvres existeront, et il faudra que les rétrospectives, les biographies mentionnent (en tout cas il faut l'espérer, lutter pour) les crimes qu'ils ont commis, les témoignages concernant des faits prescrits. Les films eux-mêmes seront à étudier avec ces éléments biographiques.
On ne trouvera peut-être rien, dans la filmographie de tous ses hommes, de "pédophile" ou de "viol" , et tant mieux, ce sera plus facile de les apprécier - mais voilà, ces artistes méritent d'être condamnés, c'est comme ça. Dans le cas de Polanski, je vais attendre qu'ils meurent pour voir ses films, désormais. Si j'y vais de son vivant ça va lui bénéficier, ne serait-ce qu'à l'échelle d'une goutte d'eau. La séparation artiste-œuvre n'est pas encore complètement faite ; Je ne veux pas apporter mon entrée à la quantité des spectateurs (ça ne veut pas dire que je veux la censure de ses œuvres : chacun est libre d'y aller ou pas ; moi j'veux pas). Et je n'aurais pas voté pour lui. Il y a d'autre personne comme notre cher ami Van Trier ou Allen dont je n'aime pas les films et donc que je ne verrais sûrement jamais (parce que bon malgré ma cinéphilie des fois y a des choses qu'on veut pas s'infliger).
Je ne comprends pas ceux qui peuvent donner des récompenses et soutenir ses personnes. Enfin je me « l'explique » : il y a toute une catégorie qui s'en fout pas mal, des femmes et de leurs combats, et il y a des gens qui aiment pour de vrai ses artistes, mais je ne l'accepte pas.
Quant à l'argument consistant à dire « et puis en plus ça fait longtemps qu'on sait, et pourquoi aujourd'hui il faudrait intégrer ça et pourquoi avant on l'applaudissait » ses auteurs ne réalisent pas que justement, ce qu'on savait et qu'avant on entendait seulement, par-ci par-là, désormais on doit l'écouter. En tenir compte. L'intégrer. Arrêter d'innocenter au nom de l'art. Mais certains n'écoutent toujours pas, et se camouflent derrière des combats hors-sujet (anti-censure... Pro-création...).
Et le refus de primer ses personnes ne traduit pas une volonté de censurer des œuvres d'art. Adèle Haenel n'a pas plaidé pour la censure de J'accuse, l'an dernier, mais pour l'introduire par des débats sur les combats menés. (Un peu comme les intros des rééditions des films ou de Céline !) Bref, l'alternative n'était pas « primer ou censurer ». Le jour des récompenses, l'alternative était « primer ou ne pas primer ». Le récompenser, c'était récompenser quelqu'un qui incarne ce contre quoi l'époque lutte enfin.
Bien sûr qu'il y a du ressentiment à voir que les élites culturelles sont protégées, toujours aidées et défendues et plébiscitées (oui parce qu'on va pas se mentir les autres sont vites blacklistés). Le but n'est pas de brûler les œuvres : c'est vouloir que leur qualité ne soit plus un totem d'immunité.
C'est vouloir qu'on ne fasse plus de rétrospective de Gauguin sans mentionner sa pédophilie, c'est vouloir qu'en faisant le choix du réalisateur à plébisciter de son vivant, on n'oublie pas la personnalité du réalisateur - car un artiste est une personne. C'est vouloir que ses talents ne sont pas une chose dissociée de la personne, mais rendu problématique par la personne. Le talent ne sera pas moins manifeste, mais moins innocent.
On lie l'artiste et l'homme (comme on le fait avec tout ingrédient de l'histoire personnelle d'un artiste, par exemple celle de Polanski quand il décide de réaliser Le Pianiste) pour creuser sur l'œuvre. Pas pour censurer. Si des gens veulent user de leur liberté pour produire, distribuer ou aller voir ses films, grand bien leur fasse. Mais il devient problématique de récompenser de telles personnalités, car il s'agit alors d'un plébiscite médiatique et sans réserve, qui fait tout simplement comme si de rien n'était.
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Cinéma Babylone
De Todopetit livre pour en apprendre plus sur le cinéma [cover par @morketider]