Quatorzième danse

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- Joshua ! Pose ton téléphone ! s'exclama Aaron.

Le roux releva la tête. Il s'apprêtait à envoyer un message à Matt pour s'excuser, car il regrettait d'ores et déjà d'avoir répondu si sèchement à ses accusations certes déplacées mais qui étaient profondément bienveillantes, il le savait pourtant. Enfin, ça c'était avant de voir qu'il avait un message de son copain datant de plusieurs heures.

- Mais j'ai un message... bredouilla-t-il.

- Bah forcément, tu es devenue une star maintenant, tu vas avoir des messages tout le temps. Mais tu y répondras plus tard, on doit faire un duo pour le moment !

Le rappeur lui tira la main et Joshua finit par s'avouer vaincu. Après tout il avait bien raison, il aurait toute l'opportunité de répondre à Alan plus tard ! Et puis si jamais il s'inquiétait trop, il ferait comme la dernière fois et enverrait un message à Matt.

Mais pourtant, en prenant cette décision, Joshua ignorait que plusieurs kilomètres au loin, il brisait un peu plus le cœur du musicien qui l'attendait à la maison.

Alan fixait son écran de téléphone depuis des heures. Le canapé sur lequel il se trouvait était habité d'une couverture miraculeusement douce, et devant lui, sur la table basse, régnait un délicieux repas que le brun avait passé trois heures à réaliser pour compenser leur rendez-vous manqué de la semaine dernière.

Mais tout ça, Alan le comprenait petit à petit, ne servirait à rien. Parce que Joshua ne viendrait pas ce soir. Joshua ne viendrait pas ce jeudi. Encore.

Au début, pour dire vrai, il s'était davantage inquiété pour la sécurité de son petit-ami que pour sa soirée préparée dans les moindres détails. Jusqu'à ce qu'il ne remarquât cette story sur le compte Instagram de MODELS. Et honnêtement, il aurait préféré ne rien voir pour cette fois. La photo n'avait rien de perturbant mais... Mais Joshua avait préféré passer son jeudi avec Aaron plutôt qu'avec lui, et ça le brisait.

Mais comment pouvait-il ne serait-ce que s'accorder le droit d'être triste dans ces conditions ? Même si son petit-ami avait oublié de le prévenir, il n'était pas censé avoir si mal au cœur. Si mal tout court. Si Alan était une bonne personne, il aurait plutôt dû être heureux pour Joshua. Un jour de plus. Alors pourquoi il n'y arrivait pas ? Pourquoi ressentait-il cela au fond de lui ? Pourquoi ne comprenait-il pas que son copain avait le droit, pour une fois dans sa vie, pour une fois depuis le début de leur relation, d'être absent une semaine.

Une semaine. C'était tout ce que demandait le roux. Ça ne faisait qu'une semaine qu'il n'était plus parfait. Et Alan n'était pas foutu de les lui accorder. Et puis comment même pouvait-il employer le mot « parfait » à la négative pour caractériser Joshua ? Comment pouvait-il croire que ne pas lui donner toute son attention à lui, pauvre petit musicien qui n'arrivait pas à faire décoller sa carrière, c'était être imparfait ? Comment pouvait-il croire qu'il méritait d'accaparer Joshua au point qu'il délaisse des opportunités professionnelles comme personnelles ?

Alan se détestait d'avoir mal. Alan se détestait d'avoir dit toutes ses choses à Matt sans même les penser réellement. Alan se détestait de ne pas réussir à comprendre Joshua, à se mettre à sa place, à l'aimer comme il le devrait ?

Était-il jaloux ? Était-ce pour cela qu'il ressentait cette douleur au fond de son cœur ? En voulait-il à son copain, à celui qu'il était censé soutenir jusqu'à la mort, à celui qui le soutenait lui jusqu'à la mort, de mieux réussir ? Alan était un monstre. Un monstre qui en plus de ne pas réussir à vivre de sa musique, reprochait à son petit-ami d'essayer de le faire de son côté. De réussir à le faire.

Il ne lui accordait même pas une semaine, une semaine pour sa passion, une semaine pour vivre pour lui-même plutôt que pour son pauvre copain assisté qui dépendant encore tant de ses parents. Alan le savait pourtant au fond, que tout était temporaire. Il le savait pourtant au fond, que Joshua avait le droit à ce répit. Il le savait pourtant au fond, qu'il n'était pas assez bien pour le roux. Alors pourquoi, même en sachant tout cela, il continuait d'avoir mal comme s'il vivait la pire chose au monde ? Pourquoi continuait-il de pleurer comme si ce n'était pas lui, le monstre du couple ?

Ou peut-être était-ce pour cela qu'il pleurait ? Peut-être était-ce parce qu'il se rendait compte que Joshua méritait bien mieux que lui. Peut-être était-ce parce qu'en plus de ne pas assez soutenir le danseur, qu'en plus de ne pas réussir à partager son bonheur, qu'en plus de son comportement égoïste, il avait cette peur que Joshua le laisse. Le quitte.

Et bordel Joshua riait sur cette story ! Alors pourquoi n'arrivait-il qu'à ressentir de la jalousie, de la tristesse, de l'abandon, de la peine ? Et le bonheur partagé du couple, il était où ? Le soutien inconditionnel ? Le respect nécessaire aux sentiments ?

Le roux n'était pas là pour voir son copain ainsi. Et bien heureusement ! Parce que le musicien savait parfaitement que si ça avait été le cas, le danseur serait venu le prendre dans ses bras, s'excusant mille fois. Mais s'excuser de quoi ? De vivre un peu pour lui ? De ne pas être auprès de l'incapable que le brun était ? Pour ne pas être encore à la hauteur des exigences ridicules et inacceptables de son partenaire ? Pour ne pas être encore assez parfait ?

Stupide. Alan était stupide. Son copain n'était pas là, un jeudi soir. Un jeudi soir sur quatre ans. Et lui pleurait. Il pleurait après une vulgaire semaine. Pourquoi ? Parce qu'il était jaloux de sa réussite ? Parce qu'il avait peur de ne pas garder ce bijou auquel il avait le droit depuis trop longtemps encore quelques temps ?

- Quel idiot misérable que tu fais Alan, se murmura-t-il à lui-même.

Joshua ferait peut-être bien finalement, de le laisser. Le laisser lui, l'horrible personne qui lui servait de copain alors même qu'il pourrait avoir mieux.

Mieux comme Aaron.

Le brun sursauta au son de l'horloge qui annonçait vingt-trois heures. Ça faisait donc officiellement trois heures qu'il pleurait lâchement, égoïstement, stupidement.

Il se leva, déplaça le repas de la table basse à la table à manger. Ensuite il partit chercher un post-it et un stylo qu'il ramena sur cette même table. Et il nota les mots suivants :

« J'espère que ta soirée s'est bien passé mon cœur,

Si tu as encore faim en rentrant, voici un repas que je t'ai préparé. Sinon, laisse comme c'est, je rangerai demain quand tu seras parti étudier.

Bisou. Je t'aime. »

Et il se détestait pour ne pas les penser.

Alan partit se coucher, tentant au mieux d'éteindre ses larmes, d'arrêter son cœur, de calmer son esprit, avant que le roux ne revienne de sa soirée. A défaut de pouvoir être là pour lui, peut-être qu'en attendant que Joshua ne se rende compte qu'il méritait mieux, il pouvait en donner l'illusion ? Peut-être pouvait-il, encore quelques temps, faire croire au monde qu'il était assez bien pour le roux, et le garder ainsi encore quelques temps, comme l'égoïste qu'il était ?

Petit à petit, minutes après minutes, ses paupières tombèrent sous le poids de sa peine. Son cœur ralentit la force de ses larmes et le sommeil le rattrapa comme la vie le rattraperait un jour. Mais même dans ses rêves, dans les chimères irréalisables du monde de Morphée, il ne réussit pas à se promettre de devenir assez bien pour le roux. De réussir à être mieux, d'essayer d'être mieux. Même dans les illusions d'un monde parfait, Alan restait donc la tache d'encre noire dans la vie de Joshua.

Plusieurs heures plus tard, le danseur revint enfin de son karaoké. Et que ce soit en voyant le merveilleux repas sur la table, ou le brun couché sagement dans leur lit commun, il ne sentit pas l'odeur des larmes. Il ne regarda pas non plus le calendrier accroché sur le frigidaire qui lui aurait pourtant indiqué qu'on était jeudi.

Dans une innocence et une naïveté qui le caractérisait si bien depuis des années, il décida de se coucher encore habiller aux côtés du brun. Il tenta de se faire le plus discret possible mais rien n'aurait pu réveiller le musicien, assommé par son égoïsme.

Danse pour MoiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant