Comme un matin ordinaire, j'effectue les gestes, mécaniques. Je laisse couler un peu d'eau chaude dans l'évier ; je trempe mon blaireau dans le fond d'eau pour l'humecter ; je badigeonne de savon mes joues ; je saisis mon rasoir de la main droite, dépose la gauche sur le bord de l'évier pour éviter un déséquilibre inopiné et j'approche la lame de mon visage. Je fixe le regard droit devant moi, vers le miroir qui me reflète aujourd'hui une image inattendue : depuis trois jours, ma barbe ne pousse plus. Je ne dis pas qu'elle pousse moins ou que j'ai l'impression qu'elle ne pousse plus. Aucun poil, aucun début de pilosité, pas la moindre rugosité ne dépare une perfection glabre que je n'ai plus connue depuis mes 15 ans. A l'époque je guettais l'arrivée de ce signe extérieur de masculinité avec l'impatience de l'aimée qui attend une lettre de son promis. Il représentait pour le puceau que j'étais l'espérance d'une vie meilleure, post-adolescente, une vie d'excès sexuels et de dérapages romantiques. La moustache venue, pensais-je, les filles se jetteront à mes pieds, arracheront mes vêtements et, avec passion, m'asséneront mille outrages parmi les plus délicieux.
Aujourd'hui, plus de trente ans sont passés et ma barbe ne pousse plus. Dans une tentative pathétique, je dépose la lame sur le haut de ma joue ; qui sait ?, pris d'effroi ou de surprise, les poils sortiront peut-être de leur cachette pelliculaire. Je n'aurai alors qu'à les couper avec frénésie et leurs cris de douleur en appelleront d'autres. Un par un, ils se montreront à moi, et, un par un, d'un mouvement sec et meurtrier, je leur ôterai toute envie de se dérober ainsi à ma vue. Au terme de la bataille, je serai aussi glabre qu'avant, je l'admets, mais pour le moins, je le serai à ma guise, à mon choix, à mon heure !
J'attends.
Un temps.
J'ai toujours eu cette capacité phénoménale de rester aux aguets. Quand je travaillais pour la police Bruxelloise, mes supérieurs me confiaient systématiquement la surveillance des endroits les plus calmes, de peur qu'un autre, à ma place, ne s'endorme à force de fixer l'entrée désespérément infréquentée de l'Ambassade de Saint-Kitts & Nevis, rue de Livourne 42, 1050 Bruxelles. Ils ignoraient bien sur que je ne dérogeais pas a la règle et que, comme les autres, je finissais par m'assoupir. Plus par bravade que de réelle fatigue, j'avoue.
Dois-je dire "j'attends" ou "je patiente" ?
Une légère brume se forme sur le miroir. Il règne dans ma salle de bains une chaleur inhabituelle en cette époque de l'année alors que, pourtant, le chauffage est éteint. De toute façon, l'allumerais-je que le sort du monde, ou plutôt de cette minuscule et ridicule parcelle du monde que constitue mon propre univers, n'en serait nullement modifié ; plus rien, dans ma satanée baraque, ne fonctionne! Les lumières jouent au père Noël, la télévision me propose une image désespérément nuageuse, mon micro-onde laisse mes surgelés cadavériquement froids, et même ma radio, dernier refuge de la modernité dans la plupart des films post-apocalyptiques, reste infoutue de me donner la moindre information sur ce qui se passe ailleurs (terme générique signifiant tout ce qui n'est pas ma maison).
Je ne patiente plus, j'abandonne: je dépose mon rasoir, me passe un peu d'eau froide sur le visage, l'essuie rudimentairement avant de passer dans ma chambre choisir, puis enfiler, quelques vêtements et de prendre la direction de la pièce miteuse qui me sert de bureau, prêt à y attendre des clients qui ne viendront sans doute jamais. Tel est mon nouveau sort de détective privé, depuis que j'ai embrassé, faute de fruits plus défendus, une carrière autrefois passionnante, aujourd'hui plus rébarbative qu'un film taïwanais.
Enfin dans mon bureau, assis devant une planche en bois que j'ai, le jour de mon arrivée dans ce nouveau lieu de vie, à la recherche, je m'en souviens comme si c'était hier, de lendemains meilleurs, l'optimisme de la jeunesse nous pousse aux plus folles entreprises, posée avec la nonchalance d'un Humphrey Bogart embrassant Laureen Bacall, sur deux guéridons achetés chez Ikea, j'ouvre un journal vieux d'une semaine, maugréant sur cette poste qui n'en finit pas de partir en grève. S'il n'était ce détail, je savourerais pleinement le moment, d'une délicieuse banalité. Rien d anormal, jusqu'au moment où je tourne le regard vers la porte d'entrée, certain que des coups allaient s'y faire entendre.
En effet, alors que rien ne l'avait annoncé, on frappe à la porte.
VOUS LISEZ
Traduit de l'américain
FantasyIl y a ce que l'on voit... Puis, ce que l'on pense... Et enfin ce que l'on sait. "Comme un matin ordinaire, j'effectue les gestes, mécaniques. Je laisse couler un peu d'eau chaude dans l'évier ; je trempe mon blaireau dans le fond d'eau pour l'humec...