9. La reine des glaces (interlude)

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Il était une fois une reine qui, loin au Nord, vivait dans un palais de glace. Elle était aimée de tous ; mais prise sans cesse aux affaires du royaume, elle se languissait de ne pouvoir quitter ce palais si vaste et si froid, de n'avoir nulle demeure à rejoindre pour y passer quelques vacances.

Un jour, lors d'un bref instant de répit, elle traversa un couloir qu'elle n'avait jamais emprunté alors, dans lequel la lumière du jour, traversant la glace, était d'une beauté à couper le souffle. La reine marchait contre le mur lorsqu'elle eut l'impression qu'on l'observait ; elle se tourna sur le côté et fit face à son reflet.

Quelque chose la troubla, car elle avait en ce palais de très nombreux reflets, tous aussi séduisants qu'elle, mais jamais encore un de ces reflets ne s'était arrêté pour échanger un regard.

« Que veux-tu ? » demanda-t-elle.

Contre toute attente, le reflet lui répondit. De même qu'elle avait son apparence, elle avait sa voix, aussi douce que le souffle du vent, aussi pure que le cristal.

« Que veux-tu ? répondit le reflet.

— Je ne désire que quelques jours de repos.

— Je ne désire que quelques jours à la lumière.

— N'es-tu pas dans la lumière ?

— La lumière me traverse. C'est comme si je n'existais pas. »

Le reflet lui révéla qu'elles étaient des milliers, ainsi enfermées dans l'envers du palais, de l'autre côté des murs de glace, et que celle-ci ne rêvait que d'une chose : sentir l'écoulement de la lumière sur son visage.

« Serais-tu prête à me remplacer ? demanda la reine.

— Je suis toi. J'ai grandi en même temps que toi. J'ai reproduit tous tes faits et gestes depuis ta naissance. Je connais tous ceux que tu connais. Je connais toutes les affaires du royaume. Toi, tu ignores tout de mon monde, mais je sais tout du tien. »

Après avoir longtemps réfléchi, la reine décida qu'elles échangeraient leurs rôles une semaine durant.

Elle entra dans l'envers du palais et devint un reflet se promenant sur les murs ; son reflet sortit du miroir de glace et se mit à arpenter les couloirs.

Le premier jour, les conseillers de la reine ne soupçonnèrent pas la supercherie. La reine elle-même les observait de loin, tout en explorant son nouveau monde, jouant entre les ombres et les lumières. Elle s'amusait comme jamais auparavant.

Les jours suivants, elle apprit que le prince du royaume voisin qui était, depuis toujours, son confident sincère, et pour qui elle éprouvait tous les sentiments de l'amour, viendrait bientôt la visiter. Tambourinant contre la paroi, elle parvint à attirer l'attention de son double, alors que celle-ci traversait seule un couloir.

« N'oublie pas que nous avions dit une semaine, lui rappela-t-elle.

— N'aimes-tu pas l'envers du palais ?

— Il est plus vaste, mais tout aussi froid que l'endroit. Quelquefois, lorsque je regarde les femmes et les hommes de mon royaume passer, alors qu'eux ne me voient pas, tout ceci me manque. Et toi ?

— J'aime la lumière. »

Je l'aime plus que toi, semblait-elle vouloir dire. Et la reine commença à s'inquiéter.

Le lendemain, elle ne put parler avec son reflet, ni le surlendemain ; la fausse reine évitait sans cesse son regard.

Enfin, le prince charmant vint visiter la reine.

Après les formalités d'usage, les conseillers la laissèrent seuls avec lui, se jetant des regards de connivence, car ils s'attendaient bien à ce que quelque chose arrive ; en ce temps, les trajets entre royaumes étaient fort longs et harassants, et seule une décision impérieuse pouvait motiver un tel déplacement.

Le prince s'agenouilla devant le trône de glace, dont l'occupante consentit enfin à descendre. Elle laissa son manteau de velours attaché sur ce fauteuil inconfortable comme une draperie ; car la vraie reine était dans le dossier du siège royal, dont la surface étroite, espérait-elle, lui permettrait d'alerter le prince charmant. Mais elle ne put rien voir, seulement entendre.

« Pourquoi êtes-vous venu ? demanda la fausse reine.

— Je suis venu vous demander en mariage.

— Je ne souhaite pas me marier, dit-elle sans hésitation.

— Vous avez reçu meilleure proposition que la mienne ? tenta le prince d'une voix tremblante.

— Non, je ne veux ni de vous, ni de personne. Partez et que je ne vous revoie plus.

— Si vous doutez de mon amour...

— Je n'en doute pas. Je le méprise. Je refuse de jouer des sentiments qui ne sont pas les miens. »

La reine tenta de crier à l'aide, mais sa voix ne portait pas hors de la glace, et elle entendit les pas erratiques du prince qui quittait la pièce secoué, hagard, comme s'il avait été battu. Au sortir de la salle du trône, néanmoins, l'homme fit volte-face et déclara :

« Vous avez changé.

— Nous changeons tous, objecta la reine. Ou peut-être ne changeons-nous pas ; car à mesure que le temps passe, le vernis qui recouvre les choses s'écaille et nos vérités cachées se révèlent, aussi cruelles soient-elles.

— J'en conclus que vous ne m'aimez pas.

— Je ne vous aime pas, ni vous, ni personne.

— Votre cœur est dur comme la pierre.

— Mon cœur est de glace, comme ce palais, car j'appartiendrai à jamais à ces murs. »

Les portes claquèrent.

Chaque jour qui s'écoula par la suite, la fausse reine se montra plus cruelle. Insensible, car taillée dans la glace, elle renvoya ses conseillers un par un, s'entoura d'hommes ambitieux et cupides. La peste et la famine ravagèrent le royaume ; le palais lui-même fut déserté et, un jour, l'un des dernier fidèles de l'ancienne reine vint annoncer que le prince charmant avait succombé lors d'une terrible bataille.

« Pourquoi me dites-vous cela ? Ce n'était qu'un homme, il y en aura toujours.

— Qu'êtes-vous devenue ? Pourquoi avez-vous renié ainsi à votre humanité ?

— Tout cela n'était qu'un songe. Un songe, comme le reflet que l'on a de soi dans un miroir. »

Elle le renvoya alors.

Le temps a passé, mais aucune des deux reines n'a vieilli ; l'une parce qu'elle est faite de glace, l'autre parce qu'elle y est prisonnière. Ceux qui se promèneraient dans les couloirs les plus exigus du palais, s'il y en avait encore, entendraient la nuit les pleurs d'une reine, si fatiguée d'être humaine qu'elle s'est laissée dévorer par son ombre.

Nolim IV : La Cité de cristalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant