64. L'ordre d'Eden

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Richard Broker entendit l'air siffler à ses oreilles, puis sa descente fut ralentie par un parachute invisible. Il atterrit sans encombre sur un dallage uniforme de calcaire, sorte de version solide de la mer de yaourt.

Ce dallage formait une longue allée, bordée de hautes statues. Certaines étaient faites de marbre neuf, d'autres attaquées par le sel et les moisissures. Elles représentaient des personnages divers, hommes et femmes, ailés, couronnés, portant des livres, des sceptres, relevant la main comme pour rendre un verdict, tendant le bras comme pour inviter à prendre place sur leur socle, levant la tête pour signifier qu'elles contemplaient des vérités supérieures auxquelles nul autre n'avait encore prétendu.

De très nombreux temples à colonnes et chapiteaux prenaient pied des deux côtés de l'allée, des tours, des dômes, des obélisques, ainsi que des jardins. Mais tout ceci formait un décor de fond transparent, incorporel.

Où suis-je ? se demanda Broker. Bien qu'il ne connût la Noosphère et la science des Arcs que de nom, il n'ignorait pas que la toile des rêves était comme une ville étrangère, pleine de curiosités et de mystère, mais aussi de dangers. Sitôt s'écartait-on des chemins ordinaires, on pourrait y croiser de redoutables monstres, à l'appétit féroce et aux pensées corruptrices.

Il avança jusqu'au temple du bout de l'allée, seul bâtiment qui lui semblait plein et massif, et poussa une petite porte de bois. Des vitraux pâles, faits de gris et de blancs austères, avaient mis en pièce une nappe de lumière incandescente. Les rais épars, tels les lames d'une armée en déroute, descendaient de biais, se heurtaient aux arches les plus hautes et s'écrasaient sur le dallage en mosaïque. Mais l'ensemble était bien plus sombre que ce que Broker avait envisagé, et lui faisait plutôt penser à l'intérieur d'une crypte un jour d'été.

Plus loin, entre deux ombres, la dénommée Astyane contemplait une statue deux fois plus haute qu'elle. Elle jeta un bref regard dans sa direction.

« C'est vous, s'exclama Broker. Je suis passé de votre côté.

— Oui, vous êtes chez moi. »

Leurs voix résonnaient longuement sous la voûte. En s'approchant, Broker constata que ce qu'il avait pris pour une statue était un homme gigantesque, assez large d'épaules pour supporter toute la voûte, sous laquelle il rentrait à peine. Il méditait sur un trône de pierre ; sa tête énorme, au visage étrangement enfantin, était penchée de biais et reposait sur son poing.

« Sortons d'ici » ordonna Astyane.

Broker fit quelques pas en arrière, sans détacher son regard de ce personnage silencieux, dont la monstruosité était à demi camouflée par la pénombre. Une tache de lumière éclairait sa joue, une autre sa main. Puis il remarqua que la forme astrale d'Astyane portait des ailes transparentes, que les jeux de lumière rendaient visibles par intermittence. Elles n'étaient pas assez larges pour lui permettre de voler ; ce n'était pas leur rôle.

« Quel est cet endroit ? demanda l'homme d'affaires, oubliant sa position précaire, l'interrogatoire, les yaourts et Socrate pour se concentrer sur sa curiosité présente.

— La cité des anges. »

Sortis à l'extérieur, la ville offrit un tout autre visage à Broker. Ces temples qui, à l'aller, paraissaient fixes et d'un seul tenant, lui apparurent constitués de milliers de débris en suspension dans l'air, qui s'effilochaient comme des bobines de laine. Une seconde structure sous-jacente semblait se découvrir, faite de tubulures noires à la surface indistincte, vaporeuse, qui formaient des arches et des réseaux. À moins qu'il s'agît de la force à l'œuvre dans la destruction de la cité.

Certaines statues de l'allée avaient dévissé de leur socle et chuté dans des océans de vide apparus sous leurs pieds. Car la cité des anges, conformément aux textes religieux, se situait dans le ciel, et les lois de la gravité se rappelaient à ses débris suspendus.

« Nous devons partir d'ici, jugea Broker.

— Les vampires qui vivent sur Terre viennent de la planète Daln. Ma planète. Avez-vous entendu parler de l'ordre d'Eden ? Je suppose que oui. C'est la magie d'Atman qui nous a permis d'arbitrer pour les trois autres races durant tant de siècles. Mais ce pouvoir ne pouvait pas durer.

— Vous le portez encore.

— Je suis la dernière.

— La dernière ange ?

— Le dernier vestige de notre monde révolu. Celui que vous avez vu là-bas était le titange Pierre, le chancelier d'Eden. Après lui venaient les archanges, les médiateurs, les diplomates, les anges gardiens comme moi, toute une hiérarchie reposant sur la puissance du Stathme d'Eden.

— Qu'est-il arrivé ? » demanda l'homme d'affaires en voyant une dalle se desceller et tomber dans le vide.

Il craignait plus que jamais de faire le moindre mouvement.

« Ce que vous voyez. Le Stathme a changé de mains. La cité a été détruite. La guerre a ravagé ma planète. Et nous nous sommes longuement lamentés sur la folie des almains, sur notre malheur, sur notre sort. Mais j'ai compris, désormais, que ces événements avaient un sens. Ils font partie du plan d'Atman. Le Stathme a trahi les anges parce que son empire ne voyait pas le jour, parce que nous refusions d'explorer les autres mondes. Il s'est donné à un ange qui désirait de bouleverser l'ordre d'Eden, de déclencher la guerre sur Daln et de faire émerger de nouveaux empires. Au fond, ce désir n'était pas que le sien ; c'était le désir du Stathme.

— Tout ceci ne concerne que Daln. Que faites-vous ici ? Que cherchez-vous au juste ?

— Je cherche Samaël. J'ai le sentiment qu'Alma Treskoff saurait où le trouver, car elle possède aussi un Stathme.

— Cette histoire ne tient pas debout. Je pense que vous vous mentez à vous-même, que vous êtes jalouse de ce Samaël, ou que vous avez peur de son pouvoir, et que vous essayez d'obtenir votre propre Stathme avant de vous venger de lui.

— C'est donc ainsi que vous me jugez ? »

D'autres dalles furent aspirées par le vide sous leurs pieds, dans lequel les vents sifflaient comme un nid de vipères.

« Savez-vous où se trouve Alma Treskoff ? »

À mesure que les débris de la cité des anges s'étaient dispersés comme une nappe d'huile, il faisait plus sombre et plus froid. Les ailes d'Astyane se mirent à briller davantage et son regard se fit brûlant comme la glace.

« Savez-vous qui est la taupe du Bureau ? »

Il ne lui restait plus que deux dalles. Il craignait d'avoir à choisir entre l'une et l'autre, et sautait donc sur ses deux jambes comme ce voisin qui, de l'autre côté de la haie, souhaite s'introduire dans votre conversation pour faire une blague qui vient de lui venir à l'esprit et qui, paraît-il, était plus drôle quand il l'avait racontée la dernière fois.

« J'ai... j'ai entendu dire... »

Broker ouvrit la bouche, mais ne prononça pas un seul son.

Il me reste une carte à jouer, songea-t-il.

Nolim IV : La Cité de cristalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant