75. Le désert de sel

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C'est un endroit où l'on peut marcher durant des siècles, sans jamais savoir où l'on se trouve.

Kaldor, Principes


Adrian rabattit son chapeau que le vent du Nord essayait de lui emporter. C'était un moyen mnémotechnique imparable. Hors des rêves, Adrian n'avait pas de chapeau. Dans la Noosphère, il en possédait un.

« En guise de dessert, le Stathme de Tyrfing nous offre un désert. »

Astyane s'agenouilla sur le sol lisse, blanchâtre et parcouru de fractures, comme si la mer de yaourt de l'esprit d'Adrian s'était transformée en un vieux fromage. Sa main joua avec d'infimes poussières.

« C'est du sel.

— Diantre ! C'est qu'il cuisine mal. Ma blague aurait pu tomber à l'eau, mais il n'y en a pas. Ha ! L'humour von Zögarn est sauf, et je veillerai à ce qu'il se transmette de génération en génération, ainsi que ma recette secrète de tourte au fromage. »

Adrian secoua sa canne dans des directions arbitraires, comme s'il haranguait une foule.

« Est-ce que nous partons plutôt par là ? Où par là ? Par là, peut-être ? Pourquoi, en se promenant dans la Noosphère, finit-on toujours par sombrer dans un désert ou un océan ?

— C'est ici que viennent mourir les rêves, Adrian. Car ces lieux ne retiennent pas le souvenir de nos pas.

— Oui, hum, je n'aurais pas dit mieux. En attendant, c'est la première fois que je me retrouve à l'intérieur d'un Stathme ; je ne pensais pas que c'était si grand, mais je ne pensais pas que c'était aussi vide, et mal décoré. On dirait ma villa en Floride. Est-ce que j'ai une villa en Floride ? En tout cas, j'ai les clés d'une villa. Il faudra peut-être que j'aille voir un jour.

— Pourquoi avez-vous si peur d'être seul, Adrian ?

— Je vois parfaitement de quoi vous voulez parler, mais je vais prétendre le contraire, et regarder de l'autre côté pendant au moins une minute. Je vois, je vois... il n'y a rien là-bas, mais je vais faire tout comme.

— Si vous êtes déjà entré dans les rêves des almains, vous savez que les océans et les déserts sont aux êtres solitaires, ou qui craignent de l'être.

— Je suis sûr que j'ai d'excellents exemples qui me prouvent le contraire. Prenons Caelus, le dieu-savant, un vieil ami. Il habite une tour très bien organisée, construite sur une île qui elle-même... hum, un océan, peut-être. Mais disons, Christophe-Nolim...

— Je vous ai entendu prononcer son nom tout à l'heure.

— Hum, oui, n'y pensez plus. C'est un voyageur solitaire. Un personnage... il paraît qu'il transporte avec lui un... hum... désert rouge. »

Adrian se gratta la tête.

« Et il reste le fameux moi-même, avec ma mer de yaourt, autrefois plaine à moutons de T'schnitza. Vous avez peut-être raison. Peut-être.

— Il n'y a que deux genres de voyageurs. Certains ne s'arrêteront jamais, parce qu'ils essaient d'échapper au désert, mais le désert est déjà dans leur cœur et ils ne peuvent aller plus loin que lui. Les autres finissent par s'arrêter et planter une oasis dans leur désert. Je pense que c'est votre cas. Vous attendez le bon moment pour vous installer sur Daln.

— Pourquoi Daln ? interjeta Adrian d'un air soupçonneux.

— C'est votre planète préférée, non ?

— Ah, j'ai cru que vous aviez inféré que ma fille cachée se trouvait là-bas. Vous voyez, Astyane, malgré votre capacité à lire entre les lignes, le vieil alchimiste arrive encore à garder un secret. Pour le reste, j'admets, j'ai caché un ou deux lingots d'or dans le mur d'un hôtel à Yora, dont j'aimerais bien me servir pour acheter une maison avec jardin. J'y mettrais des moutons, des brebis, quelques chèvres, et un bureau pour écrire mes mémoires. Il y a beaucoup à écrire. En attendant que l'inspiration vienne, je planterais des choux, et en attendant que les choux poussent, j'écrirais un nouveau chapitre. Et à l'occasion, j'essaierais de voir si on peut mélanger du jus de choux à la potion de Circé-Treskitès qui transforme en cochon, afin de contrôler la pousse des poils du nez. Car si la moustache est l'amie de l'homme, les poils du nez sont un fléau que nous devons combattre avec ténacité. Au fait, qu'avez-vous fait d'Ohn Sidh ?

— Je l'ai laissée là-bas. Elle est plantée dans le rocher, comme promis. Mais elle est aussi invisible à leurs regards.

— L'épée la plus puissante de l'histoire, victorieuse de Tyrfing en combat singulier, se trouve à mi-chemin entre le bureau de Denrey, une machine à café en panne et une station de métro new-yorkaise. Je trouve ce résultat final hautement satisfaisant. Oh, regardez. »

Une femme, de dos, se découpait sur le désert comme une figure gravée dans un marbre céruléen. Ses cheveux dénoués flottaient dans l'air asséché par le sel, unique touche orangée dans cet océan blanc, comme un soleil captif. Elle tourna de biais son visage, ne les regardant que du coin de l'œil, car elle semblait attendre quelqu'un qui viendrait de l'autre côté. Cet œil portait une étincelle dorée, souveraine et redoutable, comme ces incrustations d'obsidienne qui confèrent aux statues antiques un regard obsédant. La seule main émergeant de sa tunique noire était d'un rouge sombre, parsemée de croûtes et de cloques.

« Vous avancez dans la mauvaise direction, annonça-t-elle.

— C'était difficile à deviner, se défendit Adrian. Êtes-vous la manifestation astrale du Stathme de Tyrfing ?

— Non. L'esprit de Tyrfing est déjà parti pour Adonis AE. Il a essayé de vous abandonner ici, dans le séjour des dieux.

— Quels dieux ?

— Les seuls dieux. »

C'est ce qu'ils disent tous, songea Adrian. Puis il esquissa une révérence.

« Dans ce cas, auriez-vous l'obligeance de nous indiquer le bon chemin ?

— Naturellement. »

La femme esquissa un geste de la main, et l'air sur leur droite s'ouvrit en deux flux séparés, comme si le sol du désert exhalait un pont d'Arcs. Une fracture violacée marquait la fin du rêve et le début d'une autre réalité.

« Adonis AE se situe dans l'Omnimonde physique, ajouta la femme. Mais la température et la pression vous tueraient, même vous, frère du Dragon. Un voyage astral suffira. »

Cette explication semblait suffire à Astyane ; l'alchimiste curieux se mit à réfléchir. Cette curiosité lui avait joué des tours, elle l'avait aussi sauvé de plusieurs pièges grossiers.

« Le séjour des dieux, avez-vous dit ?

— Vous pensez que je me moque de vous ? Vous ne me reconnaissez donc pas ?

— Quel est votre nom ?

— Crysée. Je suis la gardienne de ce désert. Il a été prophétisé par le devin Outa-Napishtim qu'un homme viendrait le traverser.

— Pour quand est prévue son arrivée ?

— Trois siècles. Mais le temps de ce monde n'a aucune importance.

— Très bien. Je vais donc vous laisser attendre.

— Adieu, capitaine. C'est une bonne chose que vous n'ayez pas à assister à la fin des Temps. »

Rien de ce qu'elle raconte ne fait le moindre sens, se dit Adrian. Lui qui pensait exceller en ce domaine se dit qu'il avait encore à apprendre des esprits abandonnés d'un bout à l'autre de la Noosphère, condamnés par des dieux disparus et répétant docilement des tâches sans objet.

Nolim IV : La Cité de cristalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant