11. Aurélia

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Quand Aurélia ouvrit les yeux, elle ne crut pas à son réveil. Car la longue nuit qu'elle venait de traverser s'était peuplée de rêves tous plus étranges les uns que les autres. Elle parcourait de longs chemins sinueux dans les steppes d'une planète étrangère ; elle traversait des cités perdues dans les montagnes, peuplées d'humains aux coutumes étranges, dont elle ne parlait pas la langue et qui ne la voyaient pas. Elle revivait ses incarnations passées. Oh, combien de fois avait-elle vu Nela s'élever dans les cieux, tandis qu'en Alcmène, elle se sentait changer en statue de sel, balayée par la malédiction du Déluge ! Combien de fois s'était-elle crue sur le point de renverser l'histoire, tandis qu'en Artémis, elle grimpait les marches du palais de cristal, et qu'elle affrontait le roi des rois !

Mais Artémis, figée dans le temps ralenti du palais, n'était pas encore morte ; de cela Aurélia était ignorante. Elle croyait sincèrement à un cycle linéaire de réincarnations, qui s'enfilaient comme les billes de bois sur le collier qu'elle portait.

Comme toutes les autres Aléane passées et à venir, Aurélia avait parcouru un long chemin. Sa lutte inégale contre les empires, contre les tyrans possédés par le pouvoir d'Atman, avait façonné sa volonté. Nul envoyé divin ne lui avait confié cette mission, nulle voix ne lui donnait d'injonctions ; Aurélia avait construit sa propre voie.

Dans ses rêves, comme autrefois dans le réel, elle suivait un chemin tortueux, un long pèlerinage mélancolique, qui traversait tantôt des jungles bruyantes de vie, tantôt des déserts jamais explorés, tantôt l'amenait à côtoyer d'autres humains, tantôt l'éloignait pour des années de toute présence étrangère. Car le maître mot de ce voyage était la solitude. Les soleils doubles de planètes mystérieuses ; le rideau, fumant de nuages, de montagnes déchirées par le choc d'une comète ; les pyramides d'une cité perdue abandonnée depuis mille ans, et ses temples élevés à des dieux oubliés ; les steppes d'herbe rouge broutées par de paisibles méduses volantes, montgolfières naturelles gonflées d'air chaud ; rien de la beauté sauvage de cet univers inexploré ne pouvait combler l'absence dans son cœur. Elle en ignorait encore la cause et la nature, car il lui restait beaucoup à apprendre sur elle-même, en d'autres vies. Mais même son défunt époux, qui lui avait donné une courte décennie de bonheur, se savait impuissant face à la mélancolie de son âme. Quand il surprenait ce regard vague, qui traversait l'horizon, un regard capable d'arrêter le temps, elle le voyait sourire. Je ne suis qu'une borne sur sa route, se disait cet homme humble ; il avait joué ce rôle. Chaque fois que ses rêves la remettaient au contact d'une foule humaine, il était là, ravi de la revoir, aussitôt envolé entre deux passants.

Pourquoi ce voyage ?

Aurélia avait lutté des années contre le roi-sorcier Sarpédon. Un jour, cette guerre avait pris fin. La citadelle lunaire avait été prise d'assaut. Le roi-sorcier n'avait fait aucun usage de ses pouvoirs. Accompagnée d'une petite troupe, Aurélia avait traversé une cité endormie, comme abandonnée depuis des siècles ; le roi n'était plus qu'un vieillard affaibli, qui tenait dans sa main une sphère de cristal transparente. Il n'entendait plus rien, il ne voyait plus rien d'autre que cet objet, que nul n'avait pu lui arracher ; auquel il ne cessait de murmurer une litanie d'insultes et de prières.

Il s'agissait du Stathme de Sarpédon, l'objet par lequel le pouvoir d'Atman s'était manifesté à lui, qui s'étant retiré, avait laissé le roi découvert et brisé, comme un coquillage vide abandonné sur le rivage à marée basse.

Alors que le reste de son monde fêtait la victoire contre le roi-sorcier, Aurélia avait compris qu'il existait un mal encore plus grand que Sarpédon ; qu'il lui fallait remonter à la source. Elle avait convoqué les visions de ses vies passées ; elle s'était remémoré le Déluge, l'ascension d'Ozymandias. Ainsi avait commencé son nouveau voyage.

« Maîtresse, nous sommes arrivés à destination.

— Qui me parle ? »

Une vague de lumière passa devant ses yeux. Puis une obscurité épaisse comme du bitume. Puis la lumière de nouveau. Elle sentit la piqûre d'une aiguille, avant de pouvoir localiser précisément là où elle avait eu lieu.

« C'est moi, Hector. »

Les diodes rouges de ses quatre yeux synthétiques s'allumèrent au centre de son champ de vision, puis Aurélia vit sa tête ronde descendre dans sa direction. La soupape au niveau de ses oreilles émit un tintement métallique.

« On dirait que vous n'êtes pas contente de me voir, maîtresse. »

Incapable de lire les expressions du visage, le droïde se trompait souvent dans ses estimations, de même qu'il ne savait lui-même exprimer que peu d'émotions dans son timbre vocal monotone, aussi grave que le ronronnement d'un moteur à plasma froid.

« Je suis... je suis...

— Vous êtes entièrement fonctionnelle. Vous allez maintenant pouvoir vous lever, et moi, je vais prendre des vacances. »

Aurélia referma les yeux.

« Avec ce que je vous ai injecté, vous n'arriverez pas à vous rendormir, protesta Hector. Et ce serait idiot d'avoir fait tout ce chemin pour rien. »

Elle se massa les tempes, indécise, puis essaya de se mettre sur le côté. La tête lui tournait encore. Haut d'un mètre et demi, Hector la toisait de son quadruple regard. En plus des quatre bras préhensiles attachés sur son torse modulable, une pince et une perceuse à métaux, montés dans son dos, attestaient qu'il avait dû faire quelques menus travaux de maintenance avant de venir la réveiller.

« Où sommes-nous, Hector ?

— Ah. J'oubliais. Les individus lambda expérimentent des pertes de mémoire passagères. Je ne pensais pas que ce serait votre cas. Nous sommes... attention, je vais être métaphorique. »

Elle s'assit et attendit qu'il lui passe des vêtements. Hector devait l'avoir sortie d'hibernation depuis une heure au moins ; il avait pris le temps d'ôter les tubes, les fils, les cathéters, les électrodes, les dendroscopes, en laissant toute une série de points de colle à tissus, qui formaient des petits dômes de croûte translucide sur ses bras, sur son ventre et sur son crâne rasé.

« Eh bien ? La métaphore ?

— Ah. J'oubliais. Eh bien. Nous sommes quelque part entre le monde réel et le rêve. Mais dites-moi, maîtresse...

— Donne-moi mon collier d'abord.

— Oh, pardon. »

Elle passa son collier de bois autour du cou. Comme elle, il n'avait rien d'exceptionnel ; il avait acquis son importance en chemin.

« Tu voulais me poser une question, ajouta-t-elle doucement.

— Ah. J'oubliais. Eh bien. Vous savez que vous rêvez, et que je ne rêve pas. Lorsque vous rêvez, est-ce que cela ressemble...

— À quoi donc ?

— À ce que nous voyons à l'extérieur. »

Nolim IV : La Cité de cristalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant