51. L'intrus

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Si vous voyez Adrian von Zögarn, c'est que vous allez avoir des problèmes.

Proverbe du BIS


Le dernier bouton de la veste de Marcion embarquait une caméra qui permettait à Siren de suivre la scène.

Durant une demi-seconde, elle contempla son écran d'un air ahuri.

En préparant cette opération avec Marcion et la directrice de la SPEX, l'agente avait envisagé de nombreuses possibilités. Que faire si les Convertis lisaient les pensées des invités de la réception ? L'anneau de pouvoir du dieu Vern avait, paraît-il, cette capacité, et un biographe amateur avait prétendu avoir retrouvé sa trace en 1980 au poignet d'un magnat de la finance, décédé depuis d'un infarctus. Que faire si Marcion était démasqué en pleine fête ? Elle avait calculé le temps nécessaire pour intervenir elle-même sur les lieux, et positionné son bureau dans l'immeuble voisin, selon des critères précis. Elle connaissait le chemin par cœur ; les cadenas et les scellés des portes coupe-feu avaient été ôtés. Cinq minutes.

Mais Adrian von Zögarn ?

Longtemps sur la liste de personnes recherchées du Bureau, l'alchimiste avait disparu en 2003, après cette guerre omnimondienne passée inaperçue aux yeux du public terrien, qui avait été pourtant la première heure de gloire du B.I.S. Tout cela, sans doute, grâce à la présence d'esprit d'Adrian von Zögarn, de s'adresser au directeur Denrey, alors qu'il ne régnait que sur quelques documentalistes boutonneux avec un mois de salaire de retard et un étage de bureaux en défaut de loyer.

En un mot, Adrian avait adoubé Denrey ambassadeur de la Terre auprès du reste de l'Omnimonde, à l'époque où les gouvernements prenaient à peine la mesure de leur ignorance. Et le directeur, bien qu'il eût pris du poids et perdu des cheveux depuis, était parfait pour ce rôle.

« N'engage pas la conversation » ordonna-t-elle vivement.

Rien qu'aux vibrations de l'image, qui rendaient compte des tremblotements nerveux de Marcion, elle pouvait sentir sa gêne, son hésitation et son inquiétude.

« Vous ne vous êtes jamais rencontrés, ajouta-t-elle. Fais comme si tu ne le connaissais pas. Ne le regarde pas dans les yeux. C'est un élément du décor. »

Adrian était fidèle aux descriptions faites par les rares témoins qu'il avait laissés derrière lui. Il portait un costume élégant, mais daté ; une moustache généreuse ; ses cheveux noirs étaient soigneusement laqués et peignés, et ses favoris dignes d'un vieux portrait suspendu au-dessus de la cheminée. Une espèce de sourire ahuri ne cessait de réapparaître sur son visage, un sourire horripilant de touriste, capable de s'émerveiller de tout.

Si, dit-on, un battement d'aile de papillon est capable de déclencher un ouragan à l'autre bout du monde, alors Adrian était l'homme qui avait lâché ce papillon, et qui revenait ensuite en chevauchant l'ouragan. Mais le dicton est inexact, car l'ouragan est tout simplement imprévisible, et ne dépend pas plus du papillon que du menu du restaurant administratif du Bureau l'avant-veille, et du nombre d'agents courageux qui auront choisi les rognons de veau. De même, Adrian n'était peut-être pas la cause, mais le signe du chaos ; il apparaissait toujours aux moments fatidiques, comme une lune rouge ou une comète précédant la peste et la famine.

L'ascenseur n'avait franchi que trois étages lorsqu'un appel prioritaire s'invita dans ses oreilles.

« Oui, désolé de vous déranger, je sais que ce n'est pas le moment, je, hum...

— La situation est en train de se compliquer, monsieur Denrey. Je vais peut-être avoir besoin de me déplacer dans les prochaines minutes.

— Il y a eu un changement de plan, Siren. Le FBI est arrivé sur place. La SPEX leur a donné l'emplacement de votre planque.

— Pourquoi ?

— Ils veulent suivre votre opération en direct et identifier la suspecte de visu.

— Ce n'est pas prévu. Nous nous en sortons très bien tous les deux. Renvoyez les cow-boys, on leur filera les images quand on les aura.

— Je suis désolé, Siren. Nous n'avons pas le choix. Le bureau fédéral considère la SPEX comme une agence concurrente, et sans leur accord, cette opération n'aurait jamais eu lieu. Nous sommes obligés de collaborer avec eux en bonne entente.

— Je vais voir ce que je peux faire.

— Merci, Siren, je compte sur vous.

— Je sais, monsieur Denrey. Je sais. »

Elle raccrocha sèchement. Sur l'image transmise par la caméra de Marcion, Adrian, en pleine contemplation des boutons de l'ascenseur, se tourna vers le vampire infiltré – elle crut qu'il la regardait directement à travers la caméra. Après tout, c'était un homme réputé immortel et doté de certains pouvoirs magiques.

« Les ascenseurs sont des machines fascinantes, lança-t-il gaiement. Si Socrate était parmi nous, je suis sûr qu'il aurait quelque chose de très intelligent à dire sur le sujet. Malheureusement... »

Il avait l'air sincèrement peiné, comme s'il venait d'apprendre que Socrate était mort depuis plus de deux mille ans.

« ... il va falloir vous contenter de moi. »

À quoi joue-t-il ? Se demanda d'abord Siren. Puis elle comprit. Adrian ne jouait pas. Il était la vague, il était l'ouragan, inconscient du chaos engendré par son passage.

« Je suis sûr que nous nous sommes déjà croisés, jugea l'alchimiste. Ou pas ? Votre visage m'est familier.

— Réponds ! Dis quelque chose ! Sois naturel ! insista-t-elle dans les oreilles du vampire paniqué.

— Je suis Marcion, babilla ce dernier comme s'il venait tout juste d'apprendre à parler.

— Enchanté. Je suis Adrian von Zögarn, le célèbre alchimiste, et l'inventeur du pèle-carottes à vapeur. Je suis aussi le seul homme à avoir envoyé un mouton dans l'espace. »

Il le gratifia d'un regard d'expert, comme un antiquaire qui s'apprête à sous-estimer le prix de cette pendule aperçue dans votre grenier.

« À bien y réfléchir, je crois bien que je ne vous ai jamais vu. Mais à quoi serviraient ces réceptions si ce n'était pas pour se faire des connaissances ? Ah, mais je crois que nous arrivons. Monsieur Martien, ce fut un plaisir, à la prochaine. »

Adrian poussa tout le monde pour sortir le premier de l'ascenseur ; Siren put souffler un peu. Marcion s'engagea dans le couloir en retrait. Une lueur orange fade, diffuse, inonda toute l'image.

« Prends ton temps, ordonna l'agente. Tu n'es pas pressé. Contente-toi de les suivre. Marche lentement, mais bouge. Si tu restes immobile, tu seras suspect. »

Elle avait commencé à compter les costumes noirs et les épaules carrées qui remplissaient chacun des coins de l'étage, lorsque quelqu'un frappa à la porte de l'appartement.

« Je vais te laisser une minute, Marcion. Continue de tourner. N'engage pas de conversation, sauf si tu es obligé. Tout ce qu'il nous faut, ce sont des identifications des invités, et de la suspecte. Laisse la caméra s'en charger. Tu fais un très bon job. »

Elle ôta son casque, saisit le pistolet posé sur la table et le remit dans l'étui à sa ceinture. Les derniers étages de cet immeuble étaient des logements en cours de réaménagement ; des bâches en plastique couvertes de taches de peinture étaient suspendues à deux des murs, et une ouverture sans porte menait à une salle de bains vide, où des tuyaux en cuivre sortaient du béton.

« Agent... Siren ? C'est le FBI. »

Les cow-boys, songea-t-elle. Au moins aussi dangereux qu'Adrian.

Nolim IV : La Cité de cristalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant