19. Le Stathme de Jupiter

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Le livre était un souvenir, et ce souvenir était un monde, dans lequel ils entrèrent comme par une porte ouverte.

En tant que solaine sous couverture humaine, Crysée appartenait sans doute à la meilleure congrégation de mages d'Arcs que l'univers eût jamais connue, et sa science dépassait largement celle de Caelus. Aussi le fonctionnement de la bibliothèque lui parut-il intuitif. Celle-ci stockait les souvenirs et les rejouait telle un orchestre de rue au répertoire éclectique, de l'hymne impérial aux chansons à boire populaires.

Le souvenir n'était ni daté, ni signé. Tissé d'Arcs, comme toute matière du réel ou du rêve, il ne portait pas dans sa structure l'empreinte d'une conscience particulière. C'était le socle d'un inconscient collectif, arraché par Caelus à son propre esprit. Une légende retranscrite sous forme d'images.

« Où sommes-nous ? » demanda-t-elle, et ses mots s'envolèrent dans la brise améthyste qui façonnait un monde couvert de cristal.

Le rêve avait pris forme.

Un duo de soleils jumeaux, princes en cette demeure, jetait un regard à la fois attentif et insensible sur cette planète à l'architecture dévastée, chaotique, comme couverte d'un océan rouge et violet qui aurait gelé en une nuit. Cette chape cristalline qui englobait la planète, comme le nacre d'une perle, était une sorte de quartz. Crysée n'en sut pas plus, car le souvenir ne pouvait pas le lui apprendre.

« Nous sommes ici au commencement de l'Imperium Draconis, annonça Caelus sur un ton lourd. Sur notre monde d'origine. »

Les soleils ne se déplaçaient qu'avec une grande lenteur ; malgré cela, à l'agitation incessante du vent, Crysée devina que le temps du rêve était accéléré. Car les êtres qui l'avaient accumulé, comme un déroulé gravé sur pellicule, avaient une perception différente du Temps. Leurs processus internes se déroulaient à l'échelle de siècles ; ils prenaient forme en millénaires, et leur civilisation était déjà vieille de millions d'années. Malgré cela, les soleils oscillaient à peine, car la planète présentait toujours la même face à son étoile double.

Crysée regarda de tous les côtés, analysant les bribes d'information qui passaient à sa portée. Des sentiments traversaient la trame d'Arcs comme des rideaux de fumée invisibles. Elle ressentait un apaisement rare, la sensation précieuse de pouvoir s'arrêter un instant, en équilibre, de faire une pause, comme une embellie entre deux averses, pour contempler sa propre paix. Cela la ramena des décennies en arrière, lorsque les solains avaient rencontré Kaldor. Il leur avait transmis peu de mots, mais cette paix, ou du moins sa possibilité, était sans doute son plus grand cadeau.

« Ceci se déroule il y a plus de soixante mille ans. J'ignore combien exactement. Je n'étais pas encore né à l'époque ; je ne suis pas de la première génération de Draconis.

— Où êtes-vous ?

— Partout autour de nous. Nous sommes dans le sol.

— Êtes-vous vivants ?

— Selon la définition usuelle de la vie, oui. »

Caelus l'invita à se pencher. Le sol se déchirait en forêt d'arêtes coupantes comme des rasoirs, mais qui n'avaient rien à couper. Le vent sifflait entre elles. Crysée prit conscience qu'elle ne parvenait pas à évaluer les distances. Ces stalagmites de quartz étaient peut-être des montagnes.

Elle laissa son regard plonger au travers de cette surface translucide. Son esprit transperça la maille d'Arcs, jusqu'aux frontières du rêve. Elle entendit des vibrations.

« La tectonique des plaques de Draconis, et le mouvement convectif de son manteau, a joué pour nous le rôle que jouait l'océan dans les premiers âges de la vie terrestre, pour ne prendre qu'un exemple. En ces temps-là, nous étions déjà conscients. Mais notre conscience était fragile, soumise aux aléas géologiques ; il nous était difficile de nous mouvoir dans la croûte de quartz.

— Vous étiez purement minéraux.

— Nous étions des minéraux constitués de carbone, d'azote, d'oxygène, de phosphore, de fer, de zinc, de sélénium, de quelques autres métaux. Et le corps physique que vous avez laissé derrière vous, pour venir explorer les rêves, est constitué des mêmes atomes.

— Ce n'était pas une critique. Je trouve cela fabuleux.

— Nous aurions été incapables de comprendre les autres formes de vie qui se développaient au même moment sur Terre. De même que nous serions restés invisibles à leur sagacité. Même nos rêves n'avaient rien de commun ; nous vivions dans des Temps séparés.

— Mais cette longue période de stase a pris fin...

— ... au commencement de l'Empire. »

Caelus traversa le rêve en évitant les épines de cristal d'un pas assuré. Des reflets innombrables apparaissaient autour de lui, comme des milliers d'ébauches du même trait violacé. Crysée le suivit jusqu'à une petite colline, de nature artificielle, plantée sur la plaine comme un abcès. Elle prenait une couleur émeraude, plus opaque ; à son sommet se trouvait un point noir minuscule, un mystère oscillant entre deux réalités. Une sphère de verre qui ne contenait rien, sinon une absence ; un morceau d'espace arraché à l'espace, comme un tunnel entre la réalité et le rêve. Un pont d'Arcs. Mais si les ponts d'Arcs encore actifs dans l'Omnimonde étaient semblables à des canaux détournant les cours d'eaux, pour guider les voyageurs d'un système planétaire à un autre, celui-ci était une falaise, un à-pic. Rien ne pouvait le traverser et en ressortir indemne, sinon l'esprit, l'énergie qu'il était venu, de très loin, apporter en ce monde tel un prophète.

« Voici le Stathme de Jupiter, annonça Caelus d'un air toujours plus morose.

— D'où vient-il ? Qui vous l'a envoyé ?

— Si seulement je le savais. Mais voici ce qui a engendré l'Imperium Draconis et, peut-être, ce qui l'a mené à sa perte. »

Nolim IV : La Cité de cristalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant