Chapitre deux

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Ville des Ombres, Narasto

Une victime était solidement attachée à une table de pierre, portant uniquement un pagne. Autour de la table, trois silhouettes se dessinaient à la lueur de flammes dansant dans des coupelles de fonte. L'une des silhouettes se révéla entièrement aux lueurs, dévoilant une femme élancée en tenue cérémonielle, portant un pantalon moulant en cuir, des bottes noires et une grande cape. Ses cheveux violets et ses yeux rouges ne pouvaient nullement dissimuler son statut de sorcière. Elle s'avança vers une coiffeuse surmontée d'un miroir. Un deuxième inconnu, masculin, se tenait penché au-dessus de l'homme attaché et tira de sa longue toge une dague finement ornée. Le troisième se contenta d'observer la scène, à demi caché dans la pénombre. Seul son sourire transparaissait. L'homme à la dague commença alors à entailler le visage de la pauvre victime et le verre du miroir commença à devenir mou, même liquide.
  La femme commença alors à psalmodier des paroles incompréhensibles pour les non initiés à la sorcellerie. Ce langage étant impie, il m'est interdit de le transcrire dans ces lignes tel quel. Le visage du pauvre malheureux se mit alors à fondre comme de la cire alors que le verre liquide prit la forme d'un grand démon aux traits sévères et aux dents acérées.
- Tu as réussi, Sybil. Tu as contribué à un immense pas dans la recherche de l'alchimie, annonça l'homme qui était resté en retrait jusque-là.
La femme sourit et se saisit d'un coffret qu'elle gardait caché. Elle ouvrit la boîte, révélant alors un coeur plus gros qu'un poing attendant sagement dans un peu de sang. Elle s'approcha de la bête cornue en verre et glissa le coeur dans la poitrine de ce dernier, sans rencontrer résistance aucune, comme si l'organe était immatériel.
- En doutais-tu vraiment, Alcindo?
Le coeur commença à battre dans la poitrine de la creature de verre, insufflant la vie et une énergie magique puissante.
- Grâce à ma magie, notre armée ne souffrira d'aucune faim, d'aucune soif ni d'aucune fatigue! s'exclama Sybil. Bientôt, Errea toute entière reconnaîtra notre génie!

*
**

Cité de Vertchamp, Faengar

Lorsque Pharrah arriva au château de Vertchamp, elle afficha un sourire timide. Ses affaires avaient été préparées dans un sac à dos qui débordait. Cependant, elle était toujours préoccupée par la réaction de son oncle, il y a deux jours. Elle observa également le manque de gardes et parut perturbée. Le roi trouva vite une explication à cet état de fait:
- Je me suis dit que vous n'auriez pas besoin de gardes mais plutôt de compagnons.
- De toute évidence, acquisça-t-elle en se remémorant l'incapacité dont avaient fait preuve ser Merak et ses frères d'armes.
Le roi lui rendit un signe de tête et se dirigea vers un homme qui avait l'air inaperçu jusque-là. Il était enveloppé dans une robe de lin, sa tête était celle d'un jeune homme aux cheveux courts et châtain et des yeux bleus luisaient dans ses orbites. Il portait un bâton dans son dos et une petite sacoche de cuir en bandoullière.
- Je vous présente Cardan Oeil-d'Azur, annonça le monarque de Vertchamp. Il est notre conseiller le plus précieux, le plus vif d'esprit et le plus convaincant. Et c'est aussi un excellent Mage Céleste.
- Sauf votre respect, votre Majesté, je ne suis pas aussi doué que vous le prétendez, mais je consens à m'améliorer.
Pharrah salua l'homme et jeta son sac sur son dos. Un bruit sourd d'objets métalliques qui s'entrechoquent se fit alors entendre et la jeune femme suivit le Mage Céleste jusqu'aux écuries. Le cheval de Pharrah était un Lipizzan à la robe ébène, très robuste. La monture de Cardan était un Frison aux poils et à la crinière auburn.
- N'avez-vous donc aucune affaire vous appartenant? demanda Pharrah, inquiète du sort du jeune homme.
- Ne vous enquérez guère, tout ce dont j'ai besoin se trouve dans ma sacoche, répondit-il en souriant.
La jeune femme haussa les épaules et le palefrenier les accompagna jusqu'à la sortie de la ville. Là, ils prirent un petit sentier qui descendait en ondulant dans les plaines de Tasciny. Cheminant vers l'Ouest, puis vers le Sud, ils découvrirent une forêt peu prolifère ainsi qu'un ruisseau dont l'écoulement entrait parfaitement en harmonie avec le chant des oiseaux. La plaine verdoyante fit peu à peu place à un chemin rocheux où des gravats craquaient sous les sabots.
- Alors, qu'est-ce que vous êtes? demanda Cardan. Une lavandière ou une paysanne?
- Une forgeronne, répondit Pharrah avec amertume. Et d'excellente facture avec ça.
- Vous? Une fabricante d'armes? Vous n'avez rien de mortel.
- Vous verrez bientôt que vous avez tort, répondit la jeune femme, légèrement agacée par le comportement inadéquat du compagnon imposé.
Arrivés au bout du chemin rocheux, une vaste étendue verte entrecoupée de champs de blé les séparait encore de la Forêt de Jade. Cependant, ils n'arriveraient pas là-bas avant le lendemain. Ils s'arrêtèrent sur le bas-côté de la route principale, allant se rafraîchir à l'ombre d'un des nombreux arbres épars. Pharrah sortit alors un pain rond et uniformément brun. Seule la farine qui le recouvrait détonait avec le reste. Puis, dans un torchon blanc brodé, elle découvrit de la bonne charcuterie, quelques quartiers de fromage ainsi qu'un couteau en argent. Elle se mit à soigneusement découper la viande et les produits laitiers, puis, observant Cardan, croqua un bon morceau du pain de campagne. Le jeune homme extirpa de sa sacoche des cuisses de lapin bien dorées, quelques légumes crus et également un morceau de pain. Elle fronça les sourcils en observant les quantités et la taille de la sacoche. Avant qu'elle ne pût demander quoi que ce fût, Cardan afficha un sourire et prit la parole:
- J'ai jeté un sort à ma sacoche. Il m'est possible d'y mettre plus de choses que sa taille ne le laisse penser. Et le mieux dans tout ça, c'est que ce n'est même pas lourd!
Pharrah sentit que cette dernière phrase était une petite moquerie à l'encontre de son énorme sac qui, elle devait bien l'admettre, commençait à peser sur ses épaules pourtant robustes. Ils mangèrent calmement, laissant le léger vent du Sud-Ouest faire bruisser les feuilles. Mais quelque chose se mêla à ce concert harmonieux. En effet, des bruits de bottes et de sabots résonnèrent en écho sur l'écorce de l'arbre. Pharrah se leva prudemment et rampa un peu plus en avant. Elle observa six êtres absolument splendides, comme si leur peau reflétait la lumière du soleil. C'était même comme si leur peau était incrustée de diamants et de cristaux. Pharrah distingua nettement de longues oreilles en pointe quand elle fut rejointe par son compagnon de route. Il observa à son tour les six étrangers et ne put affirmer lequel était un homme ou une femme tant leur côté androgine et leus cheveux longs et soyeux trompaient ses yeux. Les étranges voyageurs étaient enroulés dans des capes mais Pharrah jura avoir observé des éclats brillants tels que ceux du métal. Trois d'entre eux étaient à pieds et les trois autres à cheval mais tous se tenaient parfaitement droits, le regard haut et fier.
- Des Elfes, souffla-t-elle. Que font-ils ici? Ils n'ont pas l'air perdu ni en difficulté.
Les Elfes vivaient sur une île isolée au beau milieu de l'océan Laozara appelée « Île de Loduria » et ils détestaient les mortels et leurs guerres intestines. Loduria était la Déesse de la Beauté et elle bénissait les Elfes qui avaient depuis longtemps abandonné les offrandes et les prières. Mais ils ne se mêlaient jamais aux mortels, ils disaient que leur laideur ternissait leur image de pureté. Que Pharrah rencontre des Elfes ici-même dans les Plaines de Tasciny, c'était improbable. Ils cheminèrent toujours plus avant vers l'Est et bientôt ils disparurent sous la couche dorée des champs de blé. Enfin, Pharrah et Cardan se relevèrent en époussetant la terre sur leurs vêtements.
- Pourquoi n'êtes-vous pas allée les saluer? demanda le jeune homme un peu circonspect. Après tout, les Elfes se font rare. Impossible même d'en trouver ici!
- Ces gens sont de noble lignée et méprisent tout ce qui ne l'est pas, répliqua Pharrah. Vous et moi n'aurions pu espérer leur faire dire un seul mot.
- Que vous me croyiez ou non, sachez donc que je proviens d'une famille noble.
- Eh bien! rien ne vous retient, allez donc rejoindre ces Elfes en pélerinage, je suis certaine qu'ils vous offriront l'hospitalité ainsi qu'une place dans leur couche! ricana la jeune dame.
Cardan fit fi de ces considérations dédaigneuses et il se dit qu'il l'avait peut-être cherché. Ils remballèrent leurs effets et remontèrent sur leurs montures, direction le Sud. Lorsque le soleil commença à décliner doucement au-delà des Plaines de Tasciny, à la frontière du royaume de Bacareth où des montagnes commençaient à émerger du sol, ils firent de nouveau halte, un peu en retrait de la route, tout près d'une vieille tour en ruines qui servait jadis d'avant-poste à la garde de Vertchamp. Les deux mètres de haut du mur circulaire suffirent à les abriter du vent menaçant et ils allumèrent sur la pierre fraîche un brasier orangé qui les plongea tous deux dans un état de bien-être confortable. Le sac de Pharrah contenait quelques couvertures qu'elle ne se priva pas d'accumuler sur elle.
- Au fait, fit le jeune homme qui s'était paré d'une cape si grande qu'elle l'enroulait par deux fois, comment vous appelez-vous?
- Pharrah Galahan.
- Étrange. La famille Galahan vit plutôt à l'Est et ses membres ont les cheveux clairs.
- J'ai toujours vécu à Vertchamp. Je n'ai jamais connu que mon oncle. Enfin... je croyais le connaître, lâcha-t-elle pensivement en se remémorant le traitement brutal du vieillard.
- Vous a-t-il fait quelque chose?
Cardan semblait plus conciliant à l'égard de Pharrah, ce qui la surprit. Pourtant, elle lut dans ses yeux une sincérité et un sérieux impossibles à mentir.
- Disons que je ne pense pas revenir à Vertchamp. Je crois me souvenir qu'il faisait toujours bon dans le Nord et les gens chaleureux. Peut-être irai-je à Pourpreneige, au pied du Mur d'Acier.
- Ma foi, ce n'est pas une mauvaise idée, concéda le jeune homme. Le Nord est tranquille en ces temps. Peut-être moi-même irai-je là-bas?
En fermant les yeux, les deux protagonistes songèrent que la compagnie de l'autre n'était pas si désagréable car, en effet, faire ce voyage seul(-e) aurait été ennuyeux. Discuter avec quelqu'un mettait du baume à leurs coeurs. Peu à peu, leurs esprits sombrèrent au crépitement du feu et ils s'endormirent paisiblement.

Les Guerres Arcaniques Tome 1: La Tempête des IllusionsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant