Chapitre premier

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Plaines de Tasciny, Faengar

Les plaines de Tasciny s'étendaient sur plusieurs milliers de milles, offrant à ceux qui vivent dans la cité de Vertchamp un spectacle époustouflant lorsque le soleil disparaît dans le lointain. La cité surplombait de très haut tout le plateau occidental. Au loin des plaines de Tasciny se tenait la frontière du pays de Kaghan. La cité de Vertchamp abritait un palais très modeste pour accueillir la famille royale. Ils vivaient parmi les gens plus simples, il n'était pas rare de voir le roi en personne faire son marché en compagnie de la foule. Cette proximité exceptionnelle leur permettait de voir les besoins et d'y répondre en conséquence. C'est dans cette atmosphère qu'avait grandi Pharrah, une fille issue d'un forgeron de renom. Le frère de son père l'avait alors recueillie, reprenant de ce fait l'affaire familiale. Beaucoup critiquaient la diminution de la qualité de l'acier mais ils arrivaient néanmoins à faire de bons profits.
C'était l'automne, ce frais mois de novembre que les Faengaris appelaient prinesanjo littéralement « premières neiges ». Car c'était durant ce mois que la neige apparaissait pour les premières fois dans ce pays au milieu de tous les autres. Ainsi, les locaux avaient appris plusieurs langues pour faciliter le commerce dans le pays. La langue locale dominait certes la plupart des régions de Xenastha mais certains peuples avaient leur propre langage et il était donc plus facile d'apprendre cette langue pour échanger en de bons procédés. Pharrah n'avait jamais appris que la langue que lui avait enseignée son père, à savoir le Xenasthien, la langue commune à la plus grande partie du continent.
Alors que l'automne commençait doucement à décliner en apportant des vents toujours plus froids, que les arbres étaient désormais tous à nu exceptés les conifères, réputés pour leur résistance exceptionnelle, que les bêtes sauvages sortaient de plus en plus loin dans la vallée pour chasser afin de faire des provisions pour l'hiver, Pharrah, confortablement installée devant sa forge battait le métal avec une furie passionnée et bienveillante. Elle travaillait sur une arme exceptionnelle. Cette oeuvre était son plus beau trésor, elle le savait déjà. Le métal avait maintes fois été replié sur lui-même et les matériaux utilisés étaient des matériaux riches. De l'or parsemait la lame d'argent en fusion. Les étincelles étaient vives et beaucoup plus lumineuses. Quand elle trempa pour la énième fois sa lame dans l'eau froide, une courbe particulière se dessina, mélangeant habilement les différents matériaux qui la composaient. Pharrah s'attaqua ensuite à la poignée en argent,recouverte de lanières de cuir, puis une garde parfaitement horizontale en or ainsi que le pommeau en or également.
Quand elle eût terminé son œuvre, elle courut aussitôt la montrer à son oncle, vieux et désabusé qui se reposait dans sa vieille chaise en bois, fumant machinalement sa pipe en terre. L'homme, circonspect par l'arrivée soudaine de sa nièce, jeta un œil à la lame mais parut insatisfait.
- Combien donc as-tu dépensé pour créer pareille chose? demanda-t-il légèrement agacé.
- Cela importe peu combien cela m'a coûté. Ce qui importe réellement, c'est que j'y ai mis tout mon cœur pour la concevoir.
Le vieil homme examina davantage l'épée, détaillant ses reflets dorés, sa courbure unique, sa perfection éclatante.
- Mets ça à huit cents pièces. Ça devrait couvrir les frais de tes bêtises.
Pharrah recula et écarquilla les yeux, arrachant l'arme des mains de son oncle.
- Il est hors de question que je la vende! Cette lame est mienne et je pensais même la baptiser.
Avant que son oncle ne proteste à nouveau, elle quitta la pièce. Elle marmonna en imitant le ton désagréable de son oncle, se moquant de son goût trop prononcé pour l'argent. Alors qu'elle quittait la forge pour se vider l'esprit, des coursiers entrèrent subitement dans la ville, à grand renfort de clairon et de messages criés à tous. « Nouvelles pour le roi » disait l'un d'entre eux, « De la plus haute importance » ajoutait l'autre. Pharrah se demanda ce que cela pouvait être. Ce n'était pas souvent que des messages importants parvenaient ici, Vertchamp étant une cité plutôt autonome et plus ou moins écartée du système politique des autres régions. La jeune femme décida d'un air assuré de suivre les messagers en se faufilant discrètement derrière des pots, faisant semblant de fouiller sur les étals du marché ou encore en se fondant dans la foule.
  Arrivée dans la cour du très modeste château de la famille royale, Pharrah n'observa aucun signe de réelle richesse en dehors des différents domestiques qui s'affairaient dans le jardin à tailler les haies et arroser les fleurs.
Vertchamp avait mis au point un système ingénieux de roue et de rigoles en bois pour puiser l'eau de la rivière située à quelques mètres en-dehors de la ville.
Les gardes ne semblaient pas se préoccuper de la présence de la jeune femme: il n'était pas rare que des civils viennent pour demander des faveurs au roi. La jeune femme fronça les sourcils et s'avança dans le château en étant un peu déstabilisée. L'intérieur était tout aussi sobre que l'extérieur: très peu de signes de richesse, pas de détails frivoles, uniquement quelques bibelots et couverts d'or, d'argent, de cristal et de porcelaine. Pharrah se fit enfin surprendre par un garde et, alors qu'elle pensait logiquement se faire jeter dehors, elle fut, de manière peu coutumière, invitée à s'avancer vers le roi. Ce dernier, barbu, allant vers ce qu'on appelle « l'âge de la sagesse » fut ravi d'apercevoir une lame aussi belle que particulière. Les yeux du roi suivirent les lignes d'or et s'arrêtèrent sur la pointe entièrement dorée. L'homme toisa la jeune femme un instant en se demandant ce qu'elle comptait faire. Au bout d'une poignée de minutes de silence, le roi ouvrit ses bras et s'enfonça davantage dans son trône très peu garni en pierres précieuses.
- Hé bien! annonça-t-il de sa voix lourde mais cependant joviale. Comptes-tu m'offrir ce magnifique présent ou comptes-tu me regarder durant le reste de la journée?
Pharrah hésita un instant et regarda autour d'elle dans l'éventuel espoir de trouver quelque chose qui pourrait l'aider, mais rien d'autre ne lui vint à l'esprit que de raconter la stricte vérité.
- Je... je ne suis pas ici pour vous donner cette épée, à vrai dire, annonça-t-elle. En fait, j'ai, par mégarde, entendu le messager qui devait vous livrer un urgent message. Je l'ai suivi discrètement et me voilà.
- Quel est ton nom, jeune fille?
- Je suis Pharrah, fille de Taurem Galahan.
- Hé bien, voici une jeune fille curieuse qui a de qui tenir! s'amusa le roi. Saviez-vous que votre père a été le forgeron personnel de la famille royale?
- Je le sais, affirma Pharrah. Hélas notre enseigne a perdu ses lettres de noblesse quand mon oncle a repris l'affaire.
- Je ne me fais pas de souci pour votre réputation si tu continues à créer pareilles merveilles. En ce qui concerne ce message, si vous voulez en connaître les tenants et aboutissants, je me ferai une joie de vous renseigner.
- C'est vrai? demanda Pharrah, pleine d'enthousiasme.
- Le peuple se doit d'être au courant, acquiesça-t-il.
Il se leva et commença à parcourir la salle remplie de convives et de domestiques qui s'affairaient.
- Des nouvelles des terres extérieures. Il y a une tempête étrange qui sévit sur le continent et qui se dirige ici. Les victimes de cette tempête ont été sujettes à des hallucinations, une aggressivité accrue des animaux sauvages et autres phénomènes inexplicables. Il nous faut à tout prix mettre en place une défense et organiser des tours de garde.
Soudain, les portes du château s'ouvrirent brusquement et un villageois paniqué que Pharrah ne connaissait pas apparut dans la lumière déclinante du jour, essoufflé.
- Des animaux sont aux portes de la cité! déclara-t-il. Ils sont dangereux, ils attaquent quiconque les approche.
Le roi le regarda un instant, dubitatif et son regard se posa sur Pharrah, protégeant précieusement sa lame.
- Sais-tu te battre?
- Je m'entraîne beaucoup.
- Accompagne donc les gardes aux portes de la cité et repousse ces indésirables, je te prie. L'une de tes envies sera comblée.
- J'obéirai, votre Majesté. Je livrerai bataille aussi longtemps que mon bras pût le supporter.
Elle fit une révérence pour remercier le roi de son hospitalité et le saluer et quatre gardes l'entourèrent, tous majestueux dans leur armure de plaques étincelante; et l'emmenèrent aux portes de la cité en suivant les chemins de pierre sinueux. Durant le chemin, elle se mit à observer son escorte: deux d'entre eux étaient massifs et elle en vit une infime partie du visage, une longue barbe broussailleuse cachait le reste. Leurs traits étaient durs et gros: de gros sourcils, un gros nez rougi, de grandes rides de fatigue. Les deux autres étaient bien plus sveltes et plus jeunes aussi, ils portaient leur épée avec peu d'assurance et leurs gestes étaient fébriles.
Deux ours gigantesques au pelage brun faisaient face au petit groupe. Leurs cris déchirèrent l'air et emplirent l'atmosphère, résonnant contre le bois des arbres alentour. Pharrah se contenta d'observer les deux créatures alors que les gardes pointaient déjà leurs lames sur elles. La jeune femme remarqua des pattes plus musclées et une gueule moins allongée et elle se souvint avoir lu un ouvrage sur les ours.
- Dites-moi, les ours provenant de la Forêt de Jade ne viennent jamais par ici, n'est-ce pas?
- La Forêt de Jade est bien trop loin, ils n'ont que faire de quitter leur habitat, répondit l'un des gardes. Pourquoi demandez-vous cela?
- Ces ours proviennent de là-bas, j'en suis persuadée. Il a dû se passer quelque chose.
- Matons ces deux démons, rétorqua l'autre, nous réfléchirons après.
Pharra planta son épée dans la terre sèche et s'avança vers les animaux sous la stupéfaction des quatre autres. Elle tendit sa main et caressa les bêtes, rendant leurs cris aussi discrets qu'un soupir.
- Ils sont effrayés et blessés, constata Pharrah en examinant quelques traces de sang sur leur pelage. J'imagine qu'ils n'ont pas trouvé d'aide avant de parvenir jusqu'ici. Il faut les soigner: alors ils s'en retourneront dans leur forêt.
- Je refuse de m'approcher de ces mangeurs d'hommes, répliqua un jeune garde.
- Et c'est cela la fierté de la garde de Vertchamp? Prétendre protéger le roi contre toute menace mais partir la queue entre les jambes lorsque des animaux viennent nous demander secours? Que deux d'entre vous m'apportent de l'eau ainsi que de la toile. Les deux autres iront cueillir des orties et de la tipaline, si tant est que vos compétences en botanique vous permettent de combler mon souhait.
Les gardes se regardèrent un instant avant de s'exécuter, partant à la fois dans la cité et dans la forêt. Pharrah resta auprès des deux ursidés, les apaisant comme elle le pût, réussissant à les faire coucher sur un lit de feuilles mortes. Un vent s'éleva du sud et souleva les feuilles, mais ce vent sembla murmurer à l'oreille de Pharrah. Enfin, les valeureux protecteurs de Vertchamp revinrent avec une multitude de morceaux de toile blanche, deux gros seaux d'eau bien remplis, une bonne poignée d'orties et une seconde poignée de tipaline, une plante à fleurs en forme de cloche vertes et à feuilles généreuses et lisses. Pharrah attrapa les orties et les fleurs et commença à les mastiquer frénétiquement pour fabriquer une espèce d'onguent naturel. Une fois la pâte bien uniforme, elle la posa sur un petit tas de feuilles. Elle prit de l'eau dans les seaux en trempant la toile et nettoya le sang en remontant aux sources des blessures. Après quoi, elle prit de nouveaux morceaux de toile secs et épongea le tout. Enfin, elle appliqua l'onguent sur les blessures en étant la plus méticuleuse possible; ses mains de forgeron n'étaient pas délicates et commençaient à s'abîmer à force de subir un mauvais traitement. Pendant tout le processus, les animaux restèrent parfaitement calmes et détendus et les gardes, circonspects, avaient gardé la bouche bée.
- Excusez-moi, jeune dame, l'interrompit l'un d'entre eux, mais où avez-vous appris tout ceci?
- Avant que mon oncle ne me garde sous sa tutelle, ma mère m'emmenait souvent en-dehors de Vertchamp. C'est elle qui m'a appris tout ce que je sais sur les plantes, elle les étudiait.
Elle se releva et s'essuya les mains dans un dernier morceau de toile avant que les ours ne fissent de même et de partir sans demander leur reste.
- Elle est morte quand j'avais seize ans, assassinée. Je n'ai jamais su qui ni pourquoi. Quant à mon père, il est mort quand j'étais encore pas plus haute que trois pommes. Trêve de bavardages, je crois que l'on ne s'est toujours pas présenté: je m'appelle Pharrah.
- Moi, c'est Fridrick, annonça l'un des gardes robustes.
- Merak, répondit l'autre.
- Densal, fit l'un des jeunots.
- Shiren, répliqua le second.
Pharrah posa son regard vert en direction du Sud et elle huma l'air.
- Il y a quelque chose au Sud, déclara-t-elle. Il faut aller vérifier. Les ours se font rarement attaquer.
- Nous allons transmettre le message à Sa Majesté Linlek, annonça Merak. Vous en retournerez sûrement à votre forge.
- La forge se porte à merveille, mestre Merak, je vous remercie de vous en préoccuper. Ceci est ma découverte, je tiens à l'annoncer de mon propre chef.
Les quatre gardes se lancèrent des regards emplis de questions et jugèrent la jeune femme qui avait un air déterminé et plutôt sûr.
- Fort bien, acquiesça Merak. Nous vous accompagnons au château, dame Pharrah.
Elle accepta à contrecœur cette condition peu confortable: en effet, Pharrah était aisément  une personne capable de se défendre seule, mais refuser l'aide des gardes ne l'aiderait pas à impressionner le roi. Le chemin du retour se fit donc sans autre parole aucune, Pharrah marchant en tête, hâtée d'annoncer ses découvertes. Le roi aperçut la jeune femme et sembla soudainement quitter ses responsabilités pour s'intéresser à elle.
- Ah, te revoici! déclara le roi avec un immense sourire. Alors, quelles nouvelles apportes-tu?
- Mon roi... les bêtes qui sont venues jusqu'ici proviennent de la Forêt de Jade. Elles ne s'aventurent jamais sur nos terres en temps normal, mais... il a dû se passer quelque chose là-bas. Aussi, je vous conjure d'y envoyer des hommes.
- Eh bien, je constate que ton aide est bien plus que précieuse. Aussi ai-je décidé de te faire confiance. J'enverrai des hommes dans la Forêt de Jade, tu as ma parole, mais étant donné que tu connais ces bêtes mieux que quiconque... serais-tu d'accord de les accompagner pour les informer de ton savoir? Tu seras récompensée, ne t'en fais pas. Je t'offre déjà ton dû pour avoir résolu le problème. Que veux-tu?
- Ô mon roi,  je ne souhaite rien de plus que quelques sous d'or si je puis oser demander cela. Je souhaite davantage restaurer l'honneur de ma forge que quelconque fantaisie inutile.
- Ton vœu est exaucé, jeune dame, répondit le roi en posant sur une table en bois massif une bourse de cuir remplie de pièces.
Pharrah ne s'attendait pas a autant d'argent mais elle n'osa pas protester et empocha la somme. Suite à quoi, elle fit une révérence de politesse.
- Je serais heureuse d'aider vos hommes, votre altesse.
- Je suis content de l'apprendre. Vous partirez dans deux jours à l'aube. Je vais m'occuper de votre paquetage ainsi que de votre monture. Vous pouvez vous en retourner à vos occupations durant ce temps.
Pharrah acquiesça et quitta le château avec sa récompense en poche et fut toute heureuse de la partager avec son oncle. Lorsqu'il vit l'argent, il fronça les sourcils et frappa sa nièce d'un revers de la main.
- Comment je t'ai élevée? Ma pauvre nièce est devenue une voleuse! Que Keytaros me vienne en aide!
Pharrah se releva, larmoyante, frottant sa joue rouge et douloureuse.
- Mais mon oncle! Je n'ai rien volé, je le jure! J'ai obtenu cette récompense en aidant le roi!
Le vieil homme frappa à nouveau la jeune femme, plus fort cette fois.
- Et menteuse avec ça! Disparais à jamais de ma vue!
Pharrah pleura de plus belle et recula en observant gravement son oncle devenu fou.
- Tu ne feras jamais la fierté de ton père! ajouta-t-il.
- Je vous méprise, mon oncle, lança-t-elle dans un râle. Un jour prochain viendra où vous disparaîtrez et nul ne vous regrettera.
Elle se retourna, emportant avec elle son épée fétiche, sa bourse bien pleine et son cœur bien vide. Elle décida de passer la nuit dans la taverne du village, nommée L'Écu joyeux, enchaînant quelques pintes avant de finalement sombrer dans un sommeil sans rêve.

Les Guerres Arcaniques Tome 1: La Tempête des IllusionsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant