Chapitre 32

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Les élégants ascenseurs des tours me dépriment, sans doute parce que les yeux clairs de Nergal ou sa silhouette athlétique se superposent sans arrêt avec le look bon chic bon genre de Liam.

Le fils unique du gouverneur est un garçon propret, bien nourri et abreuvé depuis l'enfance aux douces fontaines des tours. Il ne s'est jamais soucié de savoir si le sort de ceux d'en bas était légitime ou pas. Comme tous les habitants d'en haut, il est accoutumé à faire preuve d'un individualisme féroce.

Alors pourquoi ce mec a-t-il accepté de m'aider sans broncher, en souriant jusqu'aux oreilles même ?

La théorie de Ahn semble de plus en plus plausible, ou bien ce type est tombé raide dingue de ma petite personne. Un amour platonique en plus. Liam me couve en permanence d'œillades chaleureuses, sans le moindre éclat de lubricité. Et quand les portes de l'ascenseur s'ouvrent après un bref tintement, il s'efface galamment devant moi. Hélas, je me retrouve aussitôt en face son détestable cousin. Il me dévisage d'un air interrogatif, un tantinet vicieux.

— J'ai l'impression de t'avoir déjà vue quelque part... je n'arrive pas à me rappeler où... c'est vraiment bizarre. Salut, Liam ! ajoute-t-il à l'intention de son cousin, vous voulez boire un verre... la mémoire me reviendra peut-être.

— Figure-toi que c'est pareil pour moi, Cole ! clame Liam en lui serrant affectueusement la main. Ce ne serait pas de refus pour le verre, mais on a des trucs importants à faire.

Le fils du gouverneur affiche une gueule béate, voire niaise. Entre le sort d'effacement de Nergal, qui a l'air de toujours fonctionner à la fois sur lui et sur son cousin, et peut-être ma propre magie, le cerveau de Liam en a sûrement pris un coup.

Il n'a émis aucune objection lorsque je lui ai avoué devoir faire appel aux services d'un médecin spécialisé et aussi que je n'avais pas un seul crédit pour régler les honoraires du toubib. C'était comme si tout ça lui semblait parfaitement naturel.

Cole nous observe alternativement, moi et Liam. Il me gratifie d'un regard soupçonneux, m'adresse quelques mots en me dévisageant :

— On se connait tous ici... depuis très jeunes. Je ne me souviens absolument pas de toi... dans quelle tour vis-tu ? T'es mignonne... super bien roulée. Je remarque toujours les filles dans ton genre...

— T'es trop méfiant, Cole, coupe gentiment Liam.

On s'éclipse très vite, en laissant ce connard sur sa faim. Je prie pour qu'il n'ait pas remarqué que nous prenions la direction du plus grand hôpital des tours. Il faut dire qu'à cet étage, une enseigne lumineuse forme une croix bleutée, traversée en son milieu par un flamboyant « Good Samaritan Hospital ».

Impossible de louper l'endroit.

J'aurai presque envie de serrer la main de Liam dans la mienne, tant je suis nerveuse en pénétrant dans le hall de l'établissement. Mais je m'abstiens, prends une profonde inspiration pour tenter de m'apaiser.

« C'est ce que tu veux, Evangeline. » me souffle à répétition une petite voix intérieure.

« Ça fera les pieds à Nergal et sa patronne... en plus. » ricane encore la voix.

La toubib est une blonde entre deux âges, plutôt bien conservée, ou alors refaite de la tête aux pieds. Dans les deux cas, c'est le genre de détail dont je n'ai strictement rien à foutre, pas plus que le baratin de cette bonne femme.

— De nos jours, l'avortement s'avère une simple formalité, souligne-t-elle d'un ton jovial. Pour vous, une prescription médicamenteuse semble préférable à un acte chirurgical, mais nous allons tout de même procéder à une échographie.

— Ce n'est pas nécessaire... ça ne date pas de longtemps, dis-je d'une voix faible.

— Mademoiselle, les jeunes filles de votre âge ne sont pas toujours claires à ce sujet... une échographie reste indispensable.

Je me mords la lèvre pour éviter de hurler que je n'ai aucune envie d'entendre ou de voir la chose qui s'est installée dans mon corps, qui va très vite être priée de déguerpir. Je suis pressée d'en finir, alors j'obtempère d'un signe de tête.

Je m'allonge sur le lit d'examen et elle découvre une partie de mon ventre. À mon grand soulagement, Liam détourne discrètement les yeux quand elle verse sur moi un liquide glacé. Je revois un paysage enneigé dans la pénombre d'une planète inconnue, la sensation du froid sur ma peau nue que la magie de Nergal me faisait ressentir.

Je fournis d'immenses efforts pour garder un visage impassible et retenir mes larmes.

— Votre grossesse est trop avancée pour une prescription, indique-t-elle sans hésitation au bout de quelques minutes, vous allez devoir prendre rendez-vous en vue d'une chirurgie.

J'ai le sentiment qu'elle vient de m'asséner un formidable coup de marteau sur le crâne.

— C'est tout à fait impossible.

— Regardez vous-même, suggère-t-elle sèchement. Quand est-ce que vous pouvez revenir ? J'ai un planning chargé alors ce sera plus cher si vous voulez que ce soit fait dans la semaine.

Mes prunelles s'écarquillent devant la « chose » qui se dessine nettement sur l'écran de l'échographe. Elle n'est censée exister dans mon ventre que pour un laps de temps très court. Et elle n'est pas censée avoir la moindre forme qui puisse me donner une quelconque idée de ce à quoi elle pourrait ressembler si je la laissais vivre.

— Faites-le tout de suite.

Je n'ai pas imploré, mais ordonné plutôt.

— L'argent n'est pas un problème, annonce tranquillement Liam, depuis un coin de la pièce où il s'est installé.

— Sans doute pas, répond la toubib, si vous réglez le double du prix habituel... je peux faire ça ici, sous une simple anesthésie locale. Du point de vue émotif, ça risque d'être plus compliqué pour la cliente qu'avec une anesthésie générale.

Je serre les dents, mon cœur tape très fort dans ma poitrine. Au point que j'ai l'impression d'être proche d'exploser, peut-être pour me disperser ensuite aux quatre vents.

— Faites-le !

Résolue, je m'assieds afin qu'elle pique mon dos. J'essaye de maîtriser le tremblement qui s'insinue sournoisement dans tous mes muscles.

— Calmez-vous, conseille la blonde d'un ton professionnel. Je peux vous donner un anxiolytique...

Ma mâchoire est si bloquée qu'elle doit enfourner de force le médoc entre mes lèvres. Une sorte de chaleur m'envahit aussitôt. Dans un brouillard, j'observe vaguement Liam. Il demeure le nez au plafond, dans l'attente de filer à cette pétasse un nombre conséquent de crédits.

— C'est bien mieux ! s'exclame-t-elle. Faut y réfléchir à deux fois avant de s'envoyer en l'air avec le fiston du gouverneur...

Elle a parlé très bas, persuadée que son médoc m'a collée direct dans le cirage. Allongée sur le dos, dûment écartelée en vue de la chirurgie, je vois parfaitement sa tignasse délavée lorsqu'elle plonge avec détermination entre mes jambes, armée d'une sorte d'aspirateur.

Je ferme les yeux... et la chaleur devient brutalement plus intense. J'entends d'horribles gémissements, puis une forte odeur de chair brûlée agresse mes narines. Je relève mes paupières et contemple une hallucinante torche humaine. Elle tente quelques pas maladroits, vacillants pour finalement échouer au sol en poussant de grands râles de moribonde.

Liam est toujours là. Il se détourne un instant du macabre spectacle pour conclure d'un ton indifférent.

— Ses instruments ont sans doute pris feu... les alarmes vont se déclencher... mieux vaut pas traîner ici.

***

Evangeline est souvent à la fois la belle et la bête. 

Deux voix, un piano, un violon...  et trois amis qui font de la musique en toute simplicité.


L'Élue (Evangeline)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant