Mais que s'est-il passé?

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... Elle est là assise à côté de ma mère, puis elles se sont tues quand elles m'ont vu descendre les escaliers.

Je pouvais bien noter le sourire triomphal de maman quand elle m'a vu, elle jubile à l'intérieur du fait que je me suis décidé à aller à l'école par choix comme elle l'aurait souhaitée. Quant à Zada, elle, elle me dévisageait comme un inconnu. Pour dire vrai, je suis un inconnu pour tous les élèves et professeurs de cette école, excepté Mr Seye. Je suis un inconnu pour le chauffeur, un inconnu pour ma mère, un inconnu pour tout le monde et moi y compris. Surtout je suis un inconnu pour mon vieux père.

Alors je la comprends quand elle me dévisage. Je fais en sorte de ne pas m'en rendre compte. Ses yeux écarlates sont fixés sur mon visage comme si elle essayait de mémoriser la moindre trace de celui-ci avant que l'inconnu que je suis, lui file encore et encore entre les doigts. Comme si elle se concentrait pour pouvoir me reconnaitre partout.

Zada est une de ces filles qu'un élève comme moi ne pourrait pas facilement aimer. Parce qu'elle est l'incarnation de la brillante jeune fille estudiantine sans reproche. Elle fait ses devoirs, se concentre en classe, se porte volontaire sur tout, sans oublier la correction de son comportement et la beauté coquine qu'elle dégage. Comparé à elle, on se rend compte de combien on est en retard.

Sa couleur de peau luisait sous son manteau qui couvrait en partie l'uniforme de l'école. Ses cheveux étaient attachés au niveau de sa nuque et tombaient derrière son coup. Elle n'avait pas pris la peine de les tresser. Elle n'avait non plus pris la peine de se maquiller comme le font les autres filles de la classe et des autres terminales.

Quand je finis de descendre les escaliers, elle m'a souri et dit

- Bonjour Jules !
- Bonjour ! lui répondis-je.

Ses dents étaient blanches et bien agencées et son sourire était bien mesuré pour ne pas trop durer. Elle s'est relevée derrière moi pour se diriger vers la voiture. Dans ses nu-pieds bordeaux qui mettent en exergue la beauté de ses petits pieds de princesse.

- On s'en tient alors à cela ! cria ma mère quand on sortait de la maison. Et garde un œil sur lui.

- D'accord Tanti ! répondait-elle avec satisfaction.

La voiture roula des minutes sans que l'on ne s'adresse la parole, et je n'allais pas commencer la discussion, cela m'étais sûr. Le chauffeur qui se prenait couramment le malin plaisir d'engager des discussions puériles avec moi, et dont je ne témoignais aucun intérêt, dit :

- Eh bien jeune fille, tu es donc une amie à Jules, je ne savais qu'il avait des amis.

Je fais en sorte de ne pas m'y intéresser encore une fois et Zada, elle s'est contentée de hocher la tête en approbation et d'un sourire narquois.

Le véhicule continuait à rouler suivant une allure constante, ni trop rapide, ni lente. Tout le monde baigne dans un silence pesant et, le chauffeur ne s'est pas encore aventuré à poser une question ou à engager une discussion. Il se contente de conduire.

Par contre, Zada, elle brule d'envie de me dire quelque chose, je ne sais pas quoi. C'est juste qu'elle n'a pas encore trouvé un moyen de lancer la discussion; parce je ne la regardais pas. Je me contentais de fixer l'horizon, de contempler ce diaporama d'arbres et de bâtiments qui se défile devant, mêlé de quelques animaux qui embellissent la nature.

Au sortir de l'autoroute, je prie au chauffeur de s'arrêter une petite minute. Ce qu'il a fait en lâchant un : « Encore ! ».

Je suis descendu pour aller vider mon sac de tout ce qu'il contenait comme nourriture au profit de cette dame au bord de la route qui porte son petit enfant sur ses genoux. Personne ne devrait être dans les rues pour demander sa pitance, pour demander de quoi se nourrir. Cette dame-là n'avait certainement pas demandé de naitre, ni de vivre cette galère, son enfant non plus. Au-delà de cette pitance, elle ne demande que le minimum de dignité et de considération du moment qu'elle est en vie. Elle ne demande que de survivre et de faire vivre son rejeton. Elle ne demande que la grâce que peut engendrer la vie. Hélas ! la bourgeoisie est sans pitié et vraisemblablement aveugle. Je lui donne une partie de mon argent de poche avant de reprendre le chemin de l'école. Elle joint ses mains pour prier la vie en ma faveur. Mais quelle vie ? celle qui a privilégié les uns sur les autres? Cette vie-là est profondément injuste.

- Tu ne peux toujours pas donner comme ça ta nourriture tous les jours. Il te restera quoi à manger à midi ? commentait le chauffeur.

Je fis abstraction à ce commentaire, comme je le fais toujours. Parce que lui, le chauffeur, est infecté par la maladie de l'humain, celle que j'essaie d'esquiver à tout prix. Zada, elle, nous regardait tour à tour afin de cerner ce qui se passe, ce que le chauffeur dit. Pour essayer de comprendre ce qui semblerait être une coutume chez moi. Et moi, tout ce qui se passe autour de moi m'est peu important. Ainsi, je reste un spectateur simplet face à la scène théâtrale qui valse entre Zada et le chauffeur.

- Il a bien raison, me dit la murmurante.

Mais quelle raison ? pourquoi cette voix au fond de moi ne se contenterait simplement pas de se taire et de se morfondre là où elle est ?

Arrivé devant l'école, le chauffeur s'arrêta et nous souhaita une bonne journée. Zada lui rendit son souhait et moi je me suis tu. Je me dirigeais vers l'école quand soudain elle me tira la main et dit :

- Pardon Jules ! il nous reste plus de 30 minutes avant la rentrée, peut-on discuter un moment ?

Elle baissa ensuite la tête en signe de respect ou de gentillesse, je ne saurais les dissocier. Alors on se dirigea vers le banc public se trouvant en face de l'école. J'étais là, silencieux tout comme elle un bon moment. Et puis cette voix calme et rassurante vient briser le silence en ces termes :

- Jules Abraham, tu sais, j'ai commencé à m'inquiéter pour toi depuis le jour où tu as quitté la classe en plein cours. Au début je te prenais pour un élève désintéressé comme les autres, qui n'aime pas les cours et fait son enfant gâté. Et puis je suis allé en parler avec Mr Seye qui m'a envoyé discuté avec ta mère. Une discussion, suite à laquelle je me suis sentie beaucoup plus rapprochée de toi. Tu l'ignores certainement mais on a beaucoup de choses en commun. La vie nous a beaucoup prise.

Tout ce que Zada disait ne m'importait point, jusqu'à ce qu'elle dit :

- Elle m'a pris ma mère, j'ai toujours vécu avec mon père. Autant tu ignores l'amour d'un père, autant je pleure ma regrettée mère.

Elle continuait de parler sous l'effet des sanglots et de la tristesse, des larmes coulaient le long de ses joues. Je lui ai donné un mouchoir et lui ai tenu la main. Je me surprends de compatir à la douleur de cette fille, comme si je n'avais pas eu mon lot de souffrance. Peut-être que je peux, mieux que quiconque, comprendre sa douleur et la mélancolie qu'a engendré toute sa vie. Peut-être, comme moi, elle passe ses nuits à se remémorer sa mère et à imaginer le genre de vie qu'elle aurait pu avoir auprès d'elle.

Seulement, elle arrive à se lever tous les jours pour aller à l'école. Elle trouve la force de travailler et de donner un sens à sa vie. Donc la bonne question s'agit: « suis-je faible ? ». Mais oui, je me sens faible.

- Eh bien, c'est toi qui l'a dit. (Murmurante)

Il me faut alors être fort, plus fort que je ne l'étais. Il me faut vivre aujourd'hui pour mieux me battre demain. Il ne faut pas que je baisse les bras, il ne faut pas que je passe pour un incapable.

La cloche sonna pour marquer le début des cours, Zada serre ma main encore plus fort quand je voulus la retirer, et je l'ai laissé faire. Nous avons traversé les couloirs ensembles, pris les escaliers main dans la main, puis on est allé assis à la première rangée de la classe. Ce qui surprendra surement tout le monde, le professeur y compris.

Tous les deux on s'est senti de plus en plus proche, et moi, je commençais à l'apprécier. Le sentiment que j'éprouve m'est étrange, je ne saurai le distinguer. Mais que s'est-il passé ? Au lieu de me concentrer sur le cours, je repensais à tout ce qu'elle me disait, je revoyais son visage en boucle et ressentait la chaleur de ses petites mains qui m'avaient tendrement serrées.

Mais que s'est-il passé ?

(...)

CE SOIR OU DEMAINOù les histoires vivent. Découvrez maintenant