Le skrüne, par Stephane Desienne

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Le skrüne, par Stephane Desienne

Derrière des murs aussi épais qu’un vacherin de briques, le Walrus Institute réunit la crème des auteurs de SF-Cube. Si de l’extérieur, cela ressemble à une forme d’enfermement, nous sommes libres d’aller et de venir, de quitter nos « chambres » et même l’institut. Il suffit de le demander. Il est toutefois rare que nous déposions ce genre de requête, par peur sans doute de voir notre cellule occupée par une nouvelle recrue à notre retour. Mais lorsque c’est le professeur Saïemone qui le sollicite… On peut s’attendre à tout.

Je me plais bien au W.I. Je m’y suis fait des amis. Michael, Jacques, Aude, Lilian, Julien, Sozuka, Vincent, Benoit. J’y fais des rencontres surprenantes, parfois dangereuses. Sophie, par exemple, vient juste d’intégrer le W.I. Quand elle se déplace, j’ai l’impression qu’un brouillard menaçant la suit comme la traîne d’une longue robe de mariage. Lorsque je tends l’oreille, j’entends des grognements et je me demande toujours ce qu’elle cache sous cette brume. Le cercle s’agrandit à mesure que les jours et les semaines défilent, que les textes paraissent, que les histoires éclosent comme des roses littéraires baignées d’un soleil éternel. Nous y voyons la preuve du succès du W.I. et de la chance que nous avons tous d’œuvrer pour le professeur. Alors quand le maître nous sonne – au sens premier du terme puisque chaque cellule… euh, chambre… est équipée d’une cloche –, nous répondons au garde à vous.

Elle résonne comme les cent neuf kilos de Big Ben frappés par des marteaux furieux et m’arrache à mon ouvrage – un récit qui se déroule dans le froid Alaska. Étourdi par le vacarme, je me lève, tremblotant comme un parkinsonien agrippé à son bureau. J’ai l’impression que mes tympans bondissent à l’intérieur de mon crâne envahi par une armée de douzaines de singes jouant avec des cymbales. Je parviens à la porte dont je ne perçois même pas le cliquetis. Je la pousse. Lentement.

L’une des choses à apprendre très vite au W.I., c’est que les premiers ne sont pas toujours les premiers et que les derniers coiffent régulièrement les lièvres sur le poteau. En un mot : ne jamais se précipiter. Réfléchir, tourner sa langue, malaxer sept fois sa fesse sans son caleçon ou caresser longuement le clavier – pas de souris au W.I., les machines sont « distraction free » – avant de se lancer. Je jette un œil à droite, puis à gauche. Personne. Pas de doberman croisé avec de l’ADN de requin, pas d’orangs-outans en fuite ou de Nibelung rampant, ni le moindre tentacule, dard ou griffe-scalpel à l’horizon.

Les torches enflammées me guident jusqu’au pied des escaliers taillés dans la roche. Je passe devant la chambre de Jacques, silencieuse. Je perçois des gémissements provenant de celle de Lilian qui doit encore s’amuser avec sa muse, un rire sinistre arrivant à la hauteur de celle d’Aude – j’espère qu’elle ne torture personne, elle ne me semblait pas d’humeur ce matin. Je me presse de mettre de la distance.

La pierre polie par les pas de dizaines d’auteurs accueille mes pieds chaussés de sandales. Une mode imposée au W.I. qui s’inspire des moines copistes. Les muses portent bien des talons aiguilles et Julien a failli devenir borgne pour avoir voulu en essayer une paire, sauf que le talon n’a finalement pas fini sur son visage. J’aime faire glisser mes sandalettes sur le sol. Ça ressemble à une signature sonore, quelque chose qui annonce que c’est moi qui arrive et pas… autre chose. Les marches tournent à n’en plus finir. Ma main glisse sur le pilier central constitué d’un assemblage de blocs de calcaire qui lui donnent cette teinte maladive, délavée par les reflets des brasiers accrochés sur le mur.

À l’étage, personne ne m’attend. Au W.I., nous connaissons tous la voie qui mène au bureau du maître. Nous l’empruntons régulièrement. À chaque fois que nous terminons un roman ou une série. Enfin, « terminer » relève de l’excès de langage… Car, comme le répète inlassablement Saïemone, un texte doit sans cesse être travaillé, pétri comme une pâte à pain, tanné comme du vieux cuir. Même après parution. Même après son passage par les fourches caudines de dizaines de singes correcteurs du W.I., une œuvre n’est jamais finie.

Walrus Institute 2: Monsters !Où les histoires vivent. Découvrez maintenant