Alea Jacta Est

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L'Homme marchait. Comme tous les hommes à vrai dire. Un pied devant l'autre, le regard fixé sur sa destination, sa montre à gousset calée entre ses doigts boudinés. Il se fondait dans la masse, avec un quelque chose en plus. Costume noir, chapeau melo de la même couleur, une grosse bedaine sous sa chemise blanche comme le lin. Ses vêtements avaient sans doute un nom pompeux, bien à la mode des bourgeois, mais Aratan ne les connaissait pas. Avec ses sourcils noirs épais et broussailleux et ses joues aussi rebondies que son ventre, il avait l'air d'un mélange entre une barrique d'hydromel et un homme. Il arpentait calmement les pavés de la capitale comme s'ils lui appartenaient tous. Encore poisseux du sang des massacres récents, ces pavés autrefois brillants sous le soleil ressemblaient aujourd'hui à des millions de pierres tombales, toute portant la marque d'une âme tombée là pour défendre sa cause, pour défendre sa vision de la France. Aratan se souvenait encore des flammes, des cris et des bruits de tonnerres des fusils résonnèrent comme autant de chants de mort pendant les affrontements.

Et pourtant, la foule continuait de marcher, un pied devant l'autre, le regard fixé sur sa destination, sur ces pavés centenaires sans se préoccuper de ceux qui étaient tombés au fil des siècles sur ces mêmes dalles de pierres. Cela, Aratan le trouvait aberrant.
Voilà pourquoi il préférait les toits. Il pouvait s'y mouvoir comme un oiseau, discret et silencieux mais en même temps avoir un point de vue plus extérieur, observer les rues dans leur ensemble, sentir toutes les odeurs, entendre tous les murmures.

C'est de cette hauteur qu'il observait l'Homme. Qu'il se déplace seul dans cette rue habituellement fréquentée par la plèbe seule ne voulait dire qu'une seule chose : Il venait là pour affaires. Le genre d'affaires qu'il menait à la vue de Dieu seul, le genre d'affaires sombres qui riment avec sang, cris et larmes. Aratan connaissait bien ce genre d'affaires et les conséquences qu'elles entrainaient. Mais l'Homme n'en avait rien à faire. Ses affaires lui garantissaient sécurité et avenir opulent et radieux, pourquoi irait-il s'en faire pour de pauvres ères à peine lettrés ? Leur vie ou leur mort ne change pas grand chose dans sa propre vie à lui. Le dédain dans son regard lorsque celui-ci se pose sur des paysans, le rictus qui déforme sa face lorsqu'il pousse une femme portant un panier de linge sale, le dégout avec lequel il respire cet air,... Tout cela montre bien son aversion, sa répugnance. Il ne considère même pas ces gens comme des êtres humains, il ne les voit que comme des outils. Remplaçables, jetables. De simples outils, taillables et corvéables à merci, ni plus ni moins.

Depuis combien de temps Aratan le suit-il ? Six mois ? Un an ? Lui-même ne sait plus vraiment. La date exacte de chaque jour qui passe lui est inconnue. Il n'a jamais appris à lire, jamais appris à écrire ni à compter, calculer ou même parler avec des mots difficiles avec des gens tout aussi difficiles. Ses parents étaient des outils, rien de plus. Il était taillé pour être un outil mais les événements en ont décidé autrement.

-Alexio ?

La voix douce et calme sortie de la bouche délicate d'une jeune rouquine à la droite du jeune homme le sortit de sa contemplation. Presque à contrecœur, comme si cela lui coûtait un réel effort, Aratan détourna le regard, quittant l'Homme de ses yeux bruns aussi affutés que ceux d'un aigle pour reporter ses iris désormais emplis de contrariété sur la jeune femme qui l'avait interrompue.

Pure était le premier mot qui était venu à l'esprit d'Aratan lorsqu'il avait, pour la première fois, posé les yeux sur Léonora. Fille de noble, la jeune femme n'avait pas grand-chose d'innocent. Lorsqu'on est une fille de sang noble mais que la Révolution sonne à votre porte, si vous ne souhaitez pas voir ce même sang étalé sur les rues de la capitales, vous prenez la première offre d'emploi sale et déshonorante qui vous passe sous les doigts. C'est dans ces conditions que les deux jeunes adultes se rencontrent.

Et si on se posait ?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant