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Mercredi 25 Décembre 2019

Aussi loin que je m'en souvienne, j'ai toujours aimé les fêtes de Noël, que ce soit le jour J, ou toute la période qui le précédait. J'aime l'odeur du chocolat chaud et des clémentines, le bruit de mes pas dans la neige, déballer les cadeaux et manger à m'en éclater la pense. J'aime aller en Grèce pendant la période de Noël alors qu'il n'y a strictement aucun touristes à Mytilène. J'aime voir mes grands-parents, mes parents et mon frère réunis sous le même toit. J'aime le son de leurs éclats de rire, j'aime les voir installés sur des chaises inconfortables et regarder un téléfilm très mauvais américain sous-titré en grec, j'aime entendre Ken dire que les téléfilms de Noël, « c'est vraiment de la merde », et finir totalement absorbé par l'intrigue si prévisible. Je m'estime terriblement chanceuse. Parce que je sais que ce n'est pas le cas de tout le monde. Très jeune, j'ai été confronté à la cruauté des fêtes de Noël. D'abord, il y avait eu le désenchantement en apprenant que le père Noël du Auchan d'à côté n'était qu'une supercherie. Puis il y avait eu la bourde du plus jeune des Arkrour: Idriss avait déclaré en soupirant qu'il ne savait pas quoi offrir à sa petite amie du moment. Je me souviens encore du bruit de la claque à l'arrière de son crâne qu'Hakim lui avait administré en se souvenant que la petite Loïs de sept ans était également dans la chambre de leur pote. Je me remémore, un petit sourire aux lèvres, les explications maladroites de mon grand frère qui tentait tant bien que mal d'essuyer les larmes qui roulaient sur mes joues. Le souvenir traumatisant est encore vif dans ma mémoire.
Bien plus tard, au début de de l'adolescence, Evan et Sam, que je venais tout juste de rencontrer mais dont j'étais sûre que j'allais me les coltiner encore un petit bout de temps, m'avaient expliqué que non, Noël n'était pas une partie de plaisir pour tout le monde. Autant dire que mes convictions les plus profondes avaient été sévèrement bousculées. Mes deux meilleurs amis entretenaient -et entretiennent toujours- des rapports compliqués avec leurs parents. Sam a très vite compris qu'elle ne correspondait pas aux espérances de ses parents. Trop ronde, trop plantureuse, trop extravertie, trop passionnée, pas assez studieuse. Pourtant, elle a tout fait pour leur plaire, allant même jusqu'à suivre une filière scientifique pour reprendre la pharmacie familiale. Mais ça ne suffisait pas pour sa famille exigeante, si bien que les repas des fêtes devenaient des interrogatoires angoissants. Ça va tes notes ? As-tu un petit copain ? A-t-il de bonnes notes? Que veux-tu faire dans la vie? T'as pensé à te mettre au sport ?
Le cas d'Evan est très différent. Si les parents de Sam l'étouffait, ceux d'Evan étaient tout simplement... absents. Il est issu d'une famille composée, décomposée et recomposée, avec des parents instables à la tête d'une demi-douzaine de mômes. Lui qui arrivait tout juste à gérer ses cours, sa vie privée et ses demi-frères et sœurs toute l'année, les vacances devenaient un supplice duquel il ne pouvait s'échapper. Bref, c'était insupportable pour lui, si bien qu'il a fini par couper les ponts avec sa famille dès qu'il a été capacité d'être totalement indépendant. Soit peu après l'obtention de son bac.
Je sais, comme depuis le début de notre colocation, qu'ils vont passer Noël que tous les deux, à se goinfrer de pâtisseries qu'ils -surtout Evan en fait- auront faites plus tôt dans l'après midi tout en se matant l'intégrale des Fast&Furious. Je sais aussi qu'ils ne déballeront les cadeaux qu'à mon retour, car je cite: «On est plus à deux jours près. »

« Ça fait longtemps que t'es là ? »

Je sursaute et manque de hurler de peur. Un Ken en pyjama et doudoune se marre silencieusement. Passé ma stupeur, il me tend un plaid que j'accepte avec plaisir, puis s'assoit sur la chaise en plastique à côté de moi.

« Je sais pas, j'avoue. J'ai pas regardé l'heure. »

Le jour va bientôt se lever, et on reste assis tous les deux à se cailler le cul sur la terrasse de nos grands-parents, sans parler. Sérieusement, qu'est-ce qui ne va pas chez nous ? Ken doit se faire la même réflexion puisqu'il sourit. Même pour tout l'or du monde, jamais je ne renoncerai à ce lien si spécial qui nous unis. On a presque dix ans d'écart, on aurait pu choisir de se taper dessus comme beaucoup de frères et sœurs le font, ou même s'ignorer. Mais non. On a décidé d'être complice au point de presque pouvoir lire les pensées de l'autre.

Interview {PLK}Où les histoires vivent. Découvrez maintenant