Bracelets de pâquerettes et crêpes d'épeautre

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Derrière les murs insonorisés de la somptueuse villa, le champagne coule à flot, de la musique électro sort à fond d'une enceinte, des spots colorés envoient leurs gerbes de lumières multicolores dans l'immense pièce au milieu des volutes de fumée de cannabis et quelques personnes à moitié devêtus dansent et rient... 


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Aussi loin qu'elle se rappelle, Emiane a toujours eu un petit côté rebelle. Un de ses plus lointains souvenirs va en ce sens. Elle doit avoir 3 ou 4 ans et entre dans la cuisine où sa mère est en train de cuire des crêpes d'épeautre. Elle s'approche de l'assiette où trônent déjà en cercle les unes en face des autres 4 crêpes dorées soigneusement pliées en éventails. Elle en prend une et la déplie pour pouvoir la contempler dans toute sa rondeur et apprécier le violet de la confiture de mûres. La crêpe est si ronde et si plate en même temps, la brillance violet foncé presque noire de la confiture l'enjolive délicatement et délicieusement... Emiane est très petite et curieuse comme tous les enfants. Malheureusement, sa mère ne l'entend pas de cette oreille et panique aussitôt :

- Non Emiane, ne fais pas ça surtout ! Maintenant que cette crêpe a été garnie et pliée, il ne faut surtout pas la déplier, tu vas attirer le Malheur sur la maison ! Replie-la tout de suite !

La fillette obéit en demandant innocemment :

- Mais pourquoi maman tu parles toujours du Malheur alors qu'il est mauvais avec nous ?

- Parce qu'il faut en avoir peur ! Le Malheur apporte les rats, les maladies, les morts, les gros orages et les sécheresses qui détruisent les récoltes et tout un tas de trucs horribles. C'est ce que tu veux ?

- Non, je ne veux pas, ça fait trop peur ! Mais maman pourquoi quand on déplie une crêpe d'épeautre déjà confiturée et pliée, le Malheur est fâché avec nous ?

- Parce que c'est comme ça, c'est tout ! Tu poses trop de questions Emiane ! Contente-toi d'obéir comme tout le monde ! J'espère déjà que ce n'est pas trop tard pour cette crêpe...

- Si c'est trop tard, je peux recommencer alors ?

Et Emiane redéplie la crêpe sous les yeux effarés de sa mère qui s'empresse de la plier à nouveau en mettant une tape sur la main de la fillette qui quitte la cuisine en larmes. C'était sa première petite tentative de rébellion... 


Elle grandit avec cette angoisse du Malheur et pourtant ce désir paradoxal de le tenter de temps à autres "pour voir"... Jusqu'à ce jour où... 


Elle devait avoir 8 ans, et avec sa meilleure amie Eyirda, elles avaient confectionné des bracelets de pâquerettes dont elles avaient toutes deux paré leurs chevilles et leurs poignets. À peine rentrée chez elle, Emiane voit le visage de sa mère se décomposer :

- Qu'as tu donc fait encore comme bêtise Emiane ? Les bijoux de cheville, ce sont les femmes de mauvaise vie qui portent ça ! Tu vas nous attirer le Malheur ! Aie aïe aïe ! Enlève ça tout de suite !

La fillette obéit sans comprendre de quoi elle lui parle :

- C'est quoi une femme de mauvaise vie ?

La mère rougit, embarrassée :

- Euh... Ce sont les femmes très maquillées avec un petit sac rouge qu'on voit marcher sous le grand pont de l'Ouest quand on rentre un peu tard des champs le soir en été...

- Ah... Celles-là... Tu ne m'as jamais dit pourquoi elles restaient sous le pont de l'Ouest le soir ? Elles n'ont pas de mari ni de famille ?

- Elles sont là pour attirer les hommes, tu comprendras plus tard !

- Alors si je veux pouvoir me mettre du maquillage et des bijoux de cheville moi aussi, je peux devenir l'une de ces femmes plus tard ?

- Non mais ça ne va pas de dire des trucs pareils, tu es folle ma fille ou quoi ? Leur vie est horrible ! Tu te marieras comme moi et tu auras des enfants ! C'est bien mieux !

- Pourquoi ? Toi aussi ta vie est moche maman. Papa te crie parfois dessus comme une vilaine petite fille quand tu es fatiguée, et il te tape alors que tu fais pourtant tout ce qu'il dit et que tu ne cherches jamais à faire venir le Malheur dans la maison, mais seulement le Bonheur. Et puis je t'entends pleurer des fois la nuit. Si tu es triste, c'est que ta vie est horrible aussi comme ces femmes.

- Tu es petite Emiane, tu ne sais pas encore de quoi tu parles et comment la vie est dure... J'espère qu'avec tes bracelets de cheville, ce n'est pas déjà trop tard...

- Ce ne sont pas des vrais maman, juste des fleurs ! Il n'arrivera rien ! À chaque fois, tu me dis ça que tu espères que ce n'est pas trop tard, et à chaque fois, il n'y a rien qui se passe !

La mère ne répond pas. Emiane est contente d'avoir eu raison et de lui avoir tenu tête du haut de ses 8 ans... 

Mais le lendemain

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Mais le lendemain... 


Emiane frappe à la porte d'Eyirda pour la troisième fois. Son amie finit par ouvrir, la tête toute décoiffée, le visage rougi et envahi de larmes :

- Ma mère est morte cette nuit... Pourtant elle n'était pas malade... Le docteur a dit qu'elle avait été tuée par le Malheur et qu'il avait attaqué son cœur. C'est notre faute Emiane, c'est à cause des bracelets de pâquerettes aux chevilles, ma mère m'a dit hier en rentrant que c'était mal et elle a eu très très peur toute la journée... Je suis trop triste...

Emiane est atterrée et se sent coupable :

- Oh non...

Les deux filles se prennent dans les bras l'une de l'autre et pleurent toutes les larmes de leurs corps... Emiane sait à présent combien il est dangereux de provoquer le Malheur. 

AFTER DARKNESS...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant