Tendre nuit (partie 1)

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- Nadémark verse-moi encore une coupe de champagne mon chou...

La voix d'Etéjirba s'est faite à la fois douceâtre et sensuelle et ses yeux coquins.

L'homme a un petit rire :

- Le champagne c'est pour tout à l'heure ma bichette... ou alors si tu veux je te le fais couler dessus pour...

Ils sont interrompus tous les deux par l'entrée du père de Nadémark qui leur jette un regard amusé avant de reprendre son sérieux :

- Alors mon fils, tu as parlé à cette jeune rebelle ?

- J'ai discuté avec son père qui s'est chargé de lui faire entendre raison en la cognant, mais cette fille est particulièrement tenace et résistante aux coups et dans une moindre mesure à la peur du Malheur, il a fallu que je la convaincs avec les perspectives d'un mariage heureux marqué sous le sceau du Bonheur pour qu'elle ait l'air de se résigner.

- Si jamais on constate qu'elle poursuit son refus d'employer les nouveaux mots malgré tout ça, il faudra enrôler l'époux à son tour pour la convaincre. Quand ont lieu ses noces déjà ?

- Dans 2 jours.

- Très bien.

- Et si même son mari n'arrive pas à la décider ?

- Alors, il faudra provoquer un malheur sous son toit pour l'effrayer, il n'y a pas d'autre solution.

- Quel genre de malheur ?

- N'importe lequel ! Destruction discrète la nuit de biens ou de récoltes, empoisonnement léger pour provoquer des troubles de santé provisoires, ce ne sont pas les outils qui nous manquent pour lui faire peur ! La populace n'a rien, mais nous, nous avons tout ! Puisque leurs impôts nous servent de monnaie d'échange avec des industriels de l'extérieur peu scrupuleux qui adorent les produits naturels de notre communauté et les revendent à prix d'or chez eux, tout en nous offrant l'avantage de leur protection juridique contre d'éventuelles plaintes contre nous. Le pouvoir est la vraie clef du bonheur et du confort, tout ce que notre troupeau ne connaîtra jamais ! Les humains sont tellement faciles à manipuler tant qu'ils sont persuadés qu'il n'ont aucun pouvoir de changer les choses autour d'eux et qu'il leur faut dépendre de quelque chose, du Bonheur, du Malheur, de la Fatalité, de la hiérarchie...


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Emiane fixe son reflet dans le miroir. Cette nouvelle coiffe, cette robe soyeuse et dentelée et ce gilet à la blancheur éclatante sont bien trop purs pour un cœur devenu sombre et terne comme le sien. Même ses émotions pour toutes les belles choses de la nature autour d'elle semblent s'effacer à mesure que ses noces approchent. Les mignonnes pâquerettes des prés, les graciles coquelicots aux pétales rouges et froissés, le chant mélodieux des oiseaux, l'azur du ciel, les vagues dorées des épis d'épeautre dans les champs... Tout se ternit et le paysage s'obscurcit et perd de ses couleurs... Que vaut la vie si elle est éloignée de l'être aimé et partagée avec un autre non désiré ?

Une larme roule sur sa joue encore meurtrie de la gifle de son père. Même les mots qu'elle aime semblent vouloir s'effacer eux aussi au profit d'autres qu'elle ne pourra pas choisir non plus de ne pas employer. Pourquoi remplacer "love" par "torve", ce nouveau mot à la sonorité d'une menace effrayante du Malheur alors qu'aimer est une belle chose du Bonheur ? Le Bonheur a-t-il décidé de jouer le jeu du Malheur pour mieux l'écraser et en finir avec lui ? En attendant, c'est elle qui se sent écrasée, écrasée par les mots, écrasée par son mariage forcé, écrasée par la vie...

AFTER DARKNESS...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant