Chapitre 14

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Matthew s'était endormi en contemplant sa paume. Un sentiment rassurant lui avait épris le cœur et il ne voulait plus s'en défaire de peur de ne plus le retrouver. Le sommeil rompit ce lien sans ménagement.

L'adolescent se réveilla, les cils collés par les sanglots. Sa main étendue à côté de lui n'était plus que l'ombre d'elle-même. Souillée par la saleté de la salle, elle ressemblait de plus en plus à sa jumelle. Le torse du garçon se soulevait dans un rythme régulier tandis qu'il changeait de sujet de contemplation. Il s'attarda sur le plafond. Cette action lui rappela celui de sa chambre. Il ferma fortement les yeux, recréant dans son imaginaire l'espace de ce lieu qu'il chérissait. Il conceptualisa son bureau, son miroir, ses feuilles qui traînaient par terre, ses chaussettes sales qu'il avait promis de mettre dans la corbeille. À cette évocation, une larme apparue au coin des yeux. 

Il rouvrit les paupières et l'espace s'évapora telle une brume légère. Il ne restait que lui dans cette petite pièce lugubre. De la moisissure s'était établie le long du plafond et faisait de son siège chaque coin de la pièce. Un gros tuyau en fer rouillé traversait le lieu. La mélodie des gouttes émanait d'ailleurs d'une jointure mal faite. Une odeur d'humidité, âcre et prenante, montait aux narines. Matthew commençait à s'habituer à cet environnement hostile.

Il s'appuya sur ces mains qui n'étaient que le vaste souvenir d'un sentiment réconfortant puis se releva doucettement. Son torse lui faisait mal. Sous son t-shirt noir esquinté, il devinait l'état de sa peau. Dans un geste improbable, il épousseta son pantalon. En faisant ça, il se rappelait qu'il était humain. En faisant cela, son avant-bras rentra dans la lumière. Il observa sa peau comme s'il la voyait pour première fois. Celle-ci était teintée de différentes couleurs : des marques rougeâtres, des tâches verdâtres et des griffures d'un marron brou de noix lui parcouraient l'épiderme. Seul vestige de son passage au cimetière. 

Comme un battement de tambour, son cœur résonna dans sa poitrine. Ses poils se hérissèrent. Le cimetière, cette main sur ce coussin, James par terre, ses mots « je suis là ». Matthew leva la tête et porta le regard sur la pièce. Il l'attendait. Tel un enfant attendant devant l'école, impatient qu'on vienne le chercher, scrutant chaque voiture pour savoir si derrière ce pare-brise se cachait un visage familier, Matthew attendait James. Mais il ne viendrait pas le chercher. Il n'était pas là. Personne ne serait là. Il était seul.

Matthew prit une grande inspiration douloureuse, redressant le torse, redressant la tête. Une flamme crépitait au fond de ses iris. Non pas celle de l'espoir, mais celle du combattant. Celle du soldat qui arme son fusil, terré dans la tranchée, le cœur battant tandis que les obus font rage autour de lui. Celle du soldat qui se jette dans la mêlée avec pour seule arme une machette rouillée. Celle du soldat, au moment même, où les portes de l'embarcation s'ouvrent et dévoilent le carnage d'une plage. Cette étincelle qui s'embrase devant la mort, ce rempart contre la folie, cette flamme qui agrandit le désir de vie. C'est cette étincelle que l'âme de Matthew avait allumée.

L'adolescent suivit du regard le rayon de lumière qui transperçait l'espace. La lucarne était à deux mètres cinquante de hauteur. Il s'approcha du mur et posa la main sur celui-ci. L'humidité et la froideur s'insinuèrent dans sa chair. D'un geste machinal, il gratta le béton qui s'écaillait. Du haut de ses un mètre soixante-huit, en sautant, il pourrait peut-être atteindre le rebord. Et après ? Après, il pourrait, dans un premier temps, reconnaître les environs ? Peut-être appeler à l'aide ? Croiser le regard de quelqu'un ? Il porta à nouveau son regard sur l'ouverture. Elle était petite, mais sûrement assez grande pour qu'il puisse se faufiler à travers. De toute façon, c'était sa seule option, sa seule survie. 

Il arma son corps : il se recula du mur, fixa le rebord, évalua la distance, positionna correctement le bassin, allongea les mains, plia les genoux, prit appui sur son pied valide. Dans un souffle, il donna de l'impulsion dans sa pointe de pied et s'élança dans l'air. Ses chaussures se décollèrent du sol, la lumière du rayon illumina son visage, ses yeux se fermèrent instantanément sous l'effort, son t-shirt voleta sur son torse, ses doigts se rapprochèrent de la margelle bétonnée. Il y était. Le bout de son majeur effleura le bord. 

Matthew retomba et se réceptionna sur ses deux pieds, chancelant pour ne pas tomber. Il frappa d'un coup sec la paume de sa main contre le mur. Il y était presque. Il ne fallait pas qu'il lâche. Se mordant l'intérieur de la joue, il lança un regard furieux vers la lucarne. Il se recula de nouveau, se remit en position et s'élança. L'index et le majeur de sa main gauche s'accrochèrent, mais lâchèrent immédiatement sous le poids.

"Je ne dois pas abandonner..." siffla-t-il entre ses dents tandis que la douleur apparaissait dans ses membres endoloris.

La flamme brûlait violemment dans les ténèbres de son esprit. Elle carbonisait les doutes qui se pressaient après chaque échec. Cette fois-ci, il se positionna au milieu de la pièce, mettant assez de distance pour prendre de l'élan. Il s'aiderait de son pied pour monter plus haut et faire un palier. Il l'avait déjà fait avec ses amis quand il s'amusait à jumper au skate park en attendant leur tour pour rider. Il savait qu'il pouvait le faire. Son cœur devenait son plus grand supporter, son âme réveillait les clameurs de son esprit, son corps le coachait en le poussant dans ses retranchements. Oui ! il le pouvait et cette fois serait la bonne !

Il avança son pied puis poussa dans son talon, oubliant la douleur de sa cheville pendant quelques instants. S'il réussissait, il pourrait sortir d'ici, aller chercher du secours. Il sprinta jusqu'au mur, sauta, frappa de son pied le béton qui le projeta de quelques centimètres supplémentaires. Il y était. Il plongea ses bras sur le rebord et y accrocha ses deux mains. Il avait réussi. Une douleur fulgurante lui saisit le poignet droit. Dans un geste instinctif, il lâcha prise, déséquilibrant la posture.

Il se hissa de quelques centimètres. Ses yeux se posèrent alors sur l'envers du décor de la lucarne qu'il apercevait. De l'herbe verte se trouvait au premier plan. Derrière, un parking possiblement abandonné au vu de l'état s'étendait sur plusieurs mètres. Enfin, une enseigne clignotante se distinguait en arrière-fond. Des silhouettes animaient ce paysage qui s'offrait devant lui. La vie était là-bas. Il essaya de ramener son bras droit, mais son corps était trop lourd. Sa main gauche commençait à glisser sur le béton humide et ses pieds raclaient le mur pour lui donner une impulsion inexistante. Cette image lui donnait la force de s'accrocher. Cependant, celle-ci s'effaçait petit à petit au rythme de son glissement, telle la vision d'un cercueil descendant petit à petit dans la tombe.

"Non, non, non", gémit Matthew.

Ses doigts lâchaient l'un après l'autre.

"Non, non..."  sanglota le garçon.

Sa main cessa de s'accrocher à cette parcelle de vie. Il se réceptionna sur la mauvaise cheville et tomba à terre. Des larmes coulèrent sur le visage de l'adolescent, non pas de douleur, mais d'énervement. Il se releva en boitant puis frappa du poing le mur en face de lui. Il ne pouvait plus sauter ? Quand bien même, il détruirait cette barrière. Il frappa à nouveau cet obstacle humide. Il frappa et frappa encore. Des taches rouges se dessinaient sur le béton tandis que ses phalanges se mettaient à nu comme son âme. Matthew était désemparé. Il pensait pourtant qu'il pouvait atteindre cette lucarne. Il pensait pouvoir le faire. Pour une fois, il croyait pouvoir s'en sortir seul. Il soupira profondément et posa son front contre le mur humide. De longs sillons mouillés marquaient ses joues encore juvéniles. Ce dernier souffle éteignit la flamme qui briller pourtant de mille feux, le laissant dans les ténèbres de sa propre vie. Tel un enfant effrayé par l'obscurité du soir, il murmura en pleurant :

"Maman..."

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