Chapitre 13

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Danny le tenait en cisaille. Il traîna Matthew dans les couloirs puis donna un coup de pied dans une porte pour l'ouvrir dans un fracas. L'adolescent essayait de se débattre, mais ses doigts glissaient sur le manteau en cuir de l'homme par manque de force. Le bras bloquait sa gorge : l'air se faufilait entre ses lèvres, mais un barrage l'empêchait d'accéder à la trachée. Ses poumons s'étaient mis en récession et ne livraient qu'avec parcimonie leur précieuse cargaison d'oxygène. Le cerveau, devant ce manque de ravitaillement, ralentissait les efforts pour garder un maximum de temps, la machine en marche. La politique de la survie venait d'être votée.

Ils descendirent des marches que Matthew reconnut immédiatement. Il le ramenait dans cette pièce où il s'était réveillé. Subitement, l'adolescent serra la rambarde rouillée. Un putsch venait d'éclater en son esprit. Plutôt mourir d'épuisement que de retourner dans cette pièce dont l'avenir était incertain. Le cerveau ordonna la pleine vapeur. Le cœur pompa le sang plus rapidement, les poumons emmagasinèrent l'oxygène pour satisfaire la demande. Les doigts se resserrèrent sur ce métal froid comme on se raccroche à la vie. 

Matthew gémissait tandis que l'homme jurait. Un coup dans les côtes fit dérailler les rouages de la machine humaine. Les poumons cessèrent immédiatement l'approvisionnement. Le cerveau déclencha l'alarme. Les doigts lâchèrent aussitôt la rambarde. Danny traîna l'adolescent qui agrippait l'avant-bras de son kidnappeur dans l'espoir de retrouver de l'air. L'homme ouvrit la porte à la volée et projeta le garçon au milieu de la pièce.

"Allez dégage !"

Matthew se redressa à quatre pattes, toussotant, crachant, anhélant, la pression du bras se faisant toujours sentir. Sa respiration sifflait tandis qu'un mince filet d'air parcourait son corps. Il porta la main à sa gorge dans l'espoir que ce geste lui permette de reprendre haleine. Danny s'avança et lui projeta son pied dans le ventre. L'adolescent s'effondra. L'homme fit volte-face, et referma la porte derrière lui. Seuls, ses bruits de pas s'éloignant rompaient le silence des lieux. 

Matthew était sur le sol, face contre terre, les yeux exorbités. Tel un poisson hors de l'eau, il essayait vainement d'engouffrer une quantité colossale d'air dans la bouche sans que celui-ci ne parvienne à ses organes. L'angoisse et la peur ne faisaient qu'accentuer la difficulté. Il se rappela Joshua, de sa crise d'asthme, du pchit symbolique de la Ventoline puis de ses mots après la crise :

"Le pire quand on fait une crise d'asthme, c'est qu'on a l'impression d'étouffer, du coup on panique. Sauf que, c'est un cercle vicieux, plus tu paniques moins tu as d'oxygènes, et moins tu as d'oxygènes, plus tu paniques... Le mieux finalement, c'est d'être calme et attendre que ça passe."

Matthew, dans un geignement, bascula sur le côté et se recroquevilla pour essayer de dompter son angoisse. Des larmes rougissaient ses yeux et perlaient le long de son visage. Ses lèvres bleutées, synonyme de manque d'oxygène, tremblaient tandis qu'il se massait doucement la gorge. Les sourcils levés, le regard perdu, il reprenait petit à petit le contrôle de la machine. L'air revenait. Du mucus coulait de ses narines et s'entremêlait aux gouttes de sa souffrance. Il s'essuya maladroitement du revers de la main.

Il ne pourrait dire combien de temps il était resté dans cette position. Le rayon de soleil provenant de la lucarne avait fait place à celui de la lune. L'atmosphère de la pièce s'était assombrie et le clapotis de l'eau avait repris son cours dans l'immensité du silence. Matthew s'était endormi, comme une mise en veille de son corps pour se régénérer. Lorsqu'il ouvrit à nouveau les yeux, un écran noir s'afficha. Il attendit quelques instants. Ses pupilles devaient s'accommoder à la pénombre afin de déceler toute la particularité du spectre.

 Pas de silhouette, Il était seul. Aucun objet, aucune personne, aucun centre d'intérêt ne pouvait lui attirer le regard. Il contempla alors le rayon de lune qui s'engouffrait par la trappe. Plus de particules, plus de combattants divins, juste le cimetière d'après bataille. Il déglutit avec difficulté puis ramena sa main sous sa joue. Même si la froideur de ses doigts équivalait à celle du sol, au moins sa chair avait le mérite d'être douce contrairement au béton. Il resta un moment immobile, observant ce rayon fantasmagorique.

Allait-il mourir ici ? Allait-il rejoindre ce cimetière lui aussi ? allait-il rallier les cieux ? Allait-il retrouver sa mère ? Pourrait-il lui parler ? Est-ce que les fantômes le peuvent? Est-ce qu'ils existent ?

"Maman ?"

Matthew murmura cet appel comme il jetait sa ligne à la pêche. Il espérait que ça mordrait, mais il savait qu'il n'aurait aucune touche en projetant son hameçon dans un lac asséché. L'espoir d'un signe, l'espoir d'un bruit, l'espoir d'un mot lui avait fait lancer ce murmure. Et douloureusement, il se résigna, sentant une pointe de honte le submerger pour avoir eu la sottise d'une telle idée. 

Mais n'était-ce pas légitime de pouvoir imaginer le plus improbable lorsque l'improbable vous saisit au corps et renverse votre vie ? Matthew réprima un sanglot. Bien sûr que c'était légitime. Bien sûr que la flamme d'espoir ne s'était pas éteinte, bien sûr que son âme la protégeait de ses mains. Bien sûr... Car si cela n'avait pas été le cas, il aurait rejoint sa mère depuis longtemps sous le coup d'une balle bien placée. Matthew se cacha le visage au creux de ses paumes, son corps tressaillant sous les pleurs. Il se frotta les yeux puis contempla ses mains. Elles étaient sales, des taches de son propre sang coagulé dessinaient des motifs incertains comme ceux de Rorscha. Que voyait-il dans ces taches d'encres couleur bordeaux ? 

Son regard se fixa soudainement sur son attelle. Il ne la remarquait que maintenant. Jusqu'à présent, son cerveau avait effacé ce signe du passage à l'hôpital, comme pour effacer les évènements passés. Mais à présent, il la voyait devant lui, plus réelle que jamais, plus douloureuse que jamais, plus monstrueuse que jamais. Comme pour donner raison à son cerveau, il arracha la sangle qui la maintenait et la jeta au travers de la pièce. Elle percuta le mur puis tomba sur le sol dans un petit bruit de plastique. 

Matthew fixa alors cette main qui se dévoilait sous son regard. Une main dont la paume resplendissait par sa propreté, par son teint pâle et ses lignes de vie saillantes. Il plia ses doigts et le contraste fut effrayant. Il la réouvrit pour contemplait la beauté de cette chair. Cette fixation lui fit oublier le reste. Il s'attachait à la propreté de sa paume comme on s'attache au souvenir joyeux et heureux d'une vie passée. Ce qu'il voyait, c'était une main normale d'adolescent et cette normalité valait toutes les photos souvenirs du monde.

Memory ShadowOù les histoires vivent. Découvrez maintenant