Un Réveil Difficile Part. 3

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Antoine était bouche-bée, c'était bien lui. Pendant un instant il avait cru qu'on le confondait avec un homme lui ressemblant particulièrement et ayant le même nom de famille (« évènement possible dans le cadre des surprises que nous réservent la vie », se disait-il). Mais, quand il aperçut, au coin de son œil, ce grain de beauté qui l'avait suivi toute son enfance et qui était encore présent actuellement, reconnaissable entre mille, du fait de sa couleur partiellement rougeâtre, il ne lui restait aucune once de doute. Et pour qu'aucune différence ne demeure entre Antoine et sa photo, on pouvait distinguer, sur le bord de sa lèvre, une cicatrice, estompée avec le temps, rappelant la fois où, dans son enfance, il avait voulu attraper une mouche voltigeant dans son salon et s'était pris les pieds dans un tapis avant de tomber et de se perforer la lèvre sur le dos d'une chaise. Antoine, en plus d'être doté d'un physique lambda et d'une vie anodine, était pourvu d'une chance médiocre, au mieux, tout juste passable.

Il voulut rentrer dans l'immeuble quand un homme lui barra la route ; c'était une de ses connaissances, un voisin de palier avec qui il s'entendait plutôt bien et dont il gardait les plantes, quand celui-ci partait en vacances. Bernard Suez, si ses souvenirs ne se trompaient point.

-Alors monsieur Duchausson, clama M. Suez avec un air trop cordial pour être foncièrement bienveillant, que vous arrive-t-il ? Vous avez oublié quelque chose chez vous ?

-Et bien... répondit Antoine en essayant de dépasser Bernard pour rentrer au plus vite.

-Si jamais vous avez besoin de quoi que ce soit, reprit M. Suez, n'hésitez pas à me demander, ça serait avec grand plaisir monsieur Duchausson.

-Euh...Tout va bien Bernard ?... Tu sais pourquoi il y a une affiche géante de moi dans la rue ? Tout le monde me fixe maintenant. C'est pas que ça me déplaise (il prit un air railleur et se ravisa aussitôt en constatant que sa dérision n'avait pas fait mouche) ... Mais, c'est vrai que c'est bizarre, tu comprends ?

Bernard le regardait, incrédule.

-Enfin Antoine, dit-il en souriant, vous plaisantez ? Tout le monde ne parle que de vous : à la télé, dans les journaux et cætera...

-Mais pourquoi ?

-Et bien, parce que vous êtes célèbre... Et puis je sais pas moi !

-Tutoie moi voyons, Bernard, depuis le temps qu'on se connaît.

-Pas de soucis monsieur... Antoine ! Je ... Puis-je prendre une photo avec vous ? Pour montrer à ma femme.

-A Véronique ? Mais, enfin... Je suis un peu pressé, désolé Bernard. On se voit bientôt. Passe le bonjour à ta femme de ma part !

-Euh... salut Antoine ! Et il se précipita sur sa poche, dégaina aussi vite qu'il le put et parvint à prendre en photo la jambe de son ami disparaissant dans le couloir.

Antoine pénétra dans son appartement encore ouvert, saisit sa clef, ferma sa porte d'entrée une bonne fois pour toute et redescendit dans la rue. Là, il fut encerclé par une foule de journaliste ;  leurs flash acérés martelaient sa rétine. Il cherchait à se dégager, mais leur étau toujours plus serré, se refermant sur lui, empêchait toute manœuvre et bientôt, il se retrouva bloqué. Un micro vint se coller à ses narines et les questions que les journalistes lui posaient, sonnaient à ses oreilles comme autant de bourdonnements insignifiants. Il saisit tout de même quelques bribes de phrases telles que : "Comment vivez-vous votre popularité grandissante ?... Comment en êtes-vous arrivés là ?... Aimez-vous les injustices sociales ?... Bonjour ?... Vous préférez Nantes ou Saint-Etienne ?... Ne les écoutez-pas, écoutez mes questions à moi !...

Il tentait de répondre à une question quand une autre jaillissait du flot de paroles en tranchant le fil de la réponse qu'il avait entamé.

Lui-même posait des questions, mais personne n'y répondait ; les gens, étant trop concentrés à se préoccuper de leurs notes et des questions qu'ils avaient préparés plutôt que de réellement écouter Antoine. Soudainement il cria :

-Ça suffit !

Le volume sonore avait diminué mais le flux de paroles subsistait.

-Taisez-vous et écoutez ! hurla-t-il enfin.

Cette fois, tout le monde se tut.

-Je vais vous révéler mon plus gros secret... continua Antoine, euh... le secret de ma réussite ! (Aucun bruit ne venait perturber son discours, pourtant approximatif) Mais pour cela, je vais vous demander une chose. (Et il tenta le tout pour le tout) Il va falloir que vous fermiez les yeux et que, tous en cœur...Euh... vous récitiez le corbeau et le renard ?

Tous les journalistes s'étonnèrent de cette demande. Les  passants qui assistaient à la scène, par mimétisme social, prirent exemple sur la réaction des journalistes en s'étonnant à leur tour.

-Faites-moi confiance ! Dit Antoine, je suis célèbre alors vous pouvez croire ce que je vous dis.

Au début, il y eut un épais silence que ne brisaient seulement quelques personnes ici et là, qui demandaient à leur voisin s'il fallait vraiment se cacher les yeux et réciter « Le corbeau et le renard », ou s'ils avaient mal compris. Les plus courageux, pour briser la glace, fermèrent timidement leurs paupières. L'assemblée se dévisageait entre elle et, petit-à-petit, l'effet de masse fit que tout le monde, sans exception, ferma les yeux. Le même "courageux" qui avait, le premier, clôt ses paupières, entama, à voix basse, la comptine. Les enfants présents dans la foule le suivirent par simple amusement. Les journalistes puis les passants, n'ayant plus honte de chanter, car leur voix se mêlait aisément à celle des autres, reprirent en cœur « Le corbeau et le renard », depuis le début. Et, au bout d'un long moment, tout le monde chantait, d'une voix forte et unie, dans l'attente de la révélation si spectaculaire que leur promettait Antoine Duchausson.

Antoine, quant à lui, profita de ce vacarme, que même un berger n'aurait pu supporter, pour s'extirper du centre de l'agglomérat et s'enfuir à toutes jambes vers sa voiture. Quand il arriva sur le parking et qu'il eût engagé le contact, le chant des journalistes et des passants n'était toujours pas terminé ; et il pouvait encore entendre :" ...leçon vaut bien un fromage sans doute. Le corbeau, honteux et confus, jura mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus... Maître corbeaux sur un arbre perché..."

La foule répétait le chant en boucle. « C'est bon, se dit-il, je n'ai plus rien à craindre des journalistes pour le moment, j'ai réussi à les occuper... Le pouvoir que me confère ma célébrité est plus grand que je n'aurais pu me l'imaginer. »

Alors, il démarra, fit son créneau en sens inverse, et partit en direction de son bureau.

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