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L'atelier des Augustins, samedi midi et des poussières

En plein centre, une vieille maison lyonnaise avait été transformée en petit restaurant convivial de très bonne réputation. Composé de deux niveaux et pourvu d'une mezzanine, son charme était indéniable. Le restaurant affiché presque complet.

En passant la porte, La Mante esquissa un sourire discret en admirant une énième fois les poutres apparentes du plafond et les pierres des murs. Habituée du restaurant, elle n'eut pas besoin de décliner son identité pour qu'une serveuse s'empresse de la conduire à l'étage à la table qu'elle avait réservée la veille.

La lumière naturelle ravissait le mobilier contemporain assez scandinave et les objets disséminés de-ci de-là. La soixantenaire consulta sa montre, remarqua qu'elle était en avance de dix minutes et se décida à commander un apéritif. La recrue que lui avait proposée Moustique avait intérêt à être à l'heure si elle voulait avoir une chance. Pour se donner une contenance, elle ouvrit la carte des plats. Que des bons produits mis en valeur dans une belle vaisselle.

— Oh ! Mais qui vois-je ? s'écria tout à coup une voix plutôt molle aux intonations mielleuses.

La Mante haussa un sourcil et abaissa la carte de quelques centimètres. Elle retint une grimace en apercevant le magistrat à quelques pas de sa table. Le faciès bouffi, il avait l'air de manquer d'air dans sa chemise tendue sur sa panse bedonnante. Malgré son manque de charme, il usait à tort et à travers de ses entrées à son lupanar pour lui faire une cour assidue. Mais faisant partie des bienfaiteurs de son entreprise, l'abbesse ne pouvait l'humilier publiquement et lui cédait donc une fois par mois ses faveurs pour se garantir son appui indéfectible en cas de pépin.

La businesswoman guère recommandable se voyait déjà assommée par ses compliments et autres boniments lorsque la serveuse de tout à l'heure apparut dans l'escalier astiqué régulièrement. Elle précédait un monsieur en costume trois pièces lie de vin qui marchait avec prestance, une sacoche en cuir brun pendant à son épaule gauche. Ils se dirigeaient droit sur La Mante. Alors, celle-ci dissimula son soulagement derrière une formule mielleuse adressée à l'inopportun magistrat et concentra toute son attention sur le nouveau venu.

— Madame de Gallin, lança la serveuse en se tournant vers elle, je reviens d'ici quelques minutes quand vous aurez choisi vos plats.

— Parfait, merci. Asseyez-vous, monsieur, je vous en prie, l'invita-t-elle en le dévisageant de sa prunelle affûtée.

Il avait le visage taillé en serpe, terminé par une barbiche frisée en pointe, les joues marquées par les vestiges de l'acné pubère, la tignasse noire et bouclée domestiquée. Moustique l'avait bien conditionné pour que son entretien démarre sous les meilleurs auspices. Alors qu'il prenait place après avoir posé sa sacoche au sol, La Mante nota le très bon choix de son parfum, un Zadig & Voltaire, en même temps que la couleur châtaigne grillée de ses iris.

— Comment dois-je vous appeler ? s'enquit La Mante en faisant mine de décortiquer le menu alors qu'elle avait déjà choisi son plat.

— Djibril Kénizé, madame de Gallin, répondit-il en consultant, lui aussi, la carte.

Avec sa commandante, il avait opté pour un demi-mensonge. De toute manière, il y avait fort à parier qu'il soit uniquement appelé par son prénom ou son faux nom de famille au cours de son infiltration. Leur commissaire avait été moyennement emballé par l'idée de cette plongée en sous-marin menée par une prostituée récalcitrante et un jeune lieutenant, mais se faire traîner dans la boue par les médias le ravissait moins encore ; il avait donc accepté.

— Bien. Vous avez fait votre choix, Djibril ?

— Affirmatif, madame de...

— Appelez-moi La Gallin ou La Mante.

Le lieutenant arqua les sourcils.

— Oh, ne jouez pas l'étonné, Djibril, je ne suis protocolaire qu'avec les huiles. Cela ne veut pas dire que vous avez réussi l'entretien. Il n'a pas encore commencé.

Son interlocuteur acquiesça en refermant la carte. Sur ce, la serveuse revint et prit leurs commandes. Dès qu'elle s'en fut auprès d'une autre tablée, La Mante croisa les doigts au-dessus de la table et se mit à scruter le jeune homme. Mais il resta imperturbable, du moins en façade.

— Comment avez-vous connu Moustique ?

— Moustique ? répéta-t-il, l'air incertain.

— Pardon, je voulais dire Madie Fontaine. Elle ne vous a pas informé de son surnom de fleur de macadam ?

— Non. Je sais qu'elle se prostitue mais c'est tout.

— Étrange... Dans quel contexte vous êtes-vous donc rencontrés, tous les deux ?

— J'ai été son dealer tout un temps et même son coup d'un soir quelquefois.

La Mante hocha la tête, pensive.

— Tu officies dans quelle zone de la Guillotière ? Je ne crois pas avoir déjà entendu parler de toi.

— Contrairement à mes collègues, je suis réputé pour ma discrétion et mon efficacité. D'où mon pseudo de Faucon. Je n'ai jamais été attrapé par les poulets. C'est d'ailleurs grâce à ces qualités que j'ai gravi les échelons au sein du groupe. Je supervise les points de deals à présent et je m'occupe du ravitaillement des bourges. Comme vous l'aurez constaté, je présente bien et je m'exprime avec distinction.

La Mante laissa s'installer un silence tout en dodelinant doucement du menton. Moustique avait eu une bonne intuition en lui parlant de son contact ; il était le candidat idéal pour la protection de son lupanar. Un certain maintien et un physique visiblement entretenu.

— Très bien, Djibril Kénizé, je vous recrute. Vous serez l'homme de main de la maison, vous assurerez la protection de mes filles et vous vous chargerez du bar à alcool lors des soirées. En revanche, interdiction de refourguer de la came au sein de mon business. Je fais dans l'hygiène et je ne veux surtout pas être mêlée de près ou de loin à l'overdose d'un client. Mes filles ont, elles aussi, l'interdiction d'en consommer.

— Entendu, opina-t-il.

Le lieutenant se retenait à grand peine de brandir le poing en l'air pour faire savoir sa joie d'avoir réussi cette étape cruciale. Il avait si bien appris et intégré son personnage que les paroles avaient semblé couler de source. Son coach personnel, en la personne du capitaine Alphonse Lefebvre, pour la partie vestimentaire et expression orale aurait été fier de lui s'il avait été présent.

— Par ailleurs, votre tenue doit être impeccable. Si vous avez besoin d'un lieu pour dormir, je vous en fournirai un.

— Ne vous en faites pas, je me débrouille.

— Très bien. Alors, trinquons à votre entrée à mon service, Djibril.

Tandis que le verre tintait, cristallin, un serveur arriva à leur hauteur et déposa leurs assiettes avec adresse. Il leur souhaita un bon appétit et s'éclipsa avec l'agilité des gens de son métier. Ils étaient les ballerines de la restauration.

Comme un rêve sur l'oreiller - Entre deux mondesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant