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L'alcool coulait à flot, les tables de jeux ne désemplissaient pas, les morceaux de harpe de temps à autre ensorcelaient, les bracelets tintaient. De son éventail défraîchi dégotté dans le bric-à-brac où jouaient les chatons, Madie minaudait habilement.

Au détour d'une bergère, une main épaisse lui crocheta la taille et elle se retrouva sur les genoux d'un gaillard aviné, mâchant ses mots. Il avait les mains baladeuses et rêches mais Madie ne dit rien et lui adressa un sourire coquin. Tout en acceptant la traînée baveuse de ses tièdes baisers dans son cou qui lui arrachait des frissons de répulsion, elle jetait des coups d'œil autour d'elle, à l'affût d'un moindre indice. Mais rien, encore ! Elle enrageait de ne pas avancer d'un pouce.

Alors que son client devenait de plus en plus entreprenant, elle se résolut à le guider derrière une alcôve. Elle priait pour que l'affaire soit rapide pour pouvoir de nouveau scruter la pièce. Juste avant de rabattre le rideau, Madie remarqua la silhouette du lieutenant au comptoir. Il se prêtait au jeu sans se faire prendre pour l'heure. Il avait intérêt d'avoir l'esprit aiguisé pendant son absence.

Au lieu d'un expert, Madie subit l'expérience médiocre d'un incapable. Elle lui aurait volontiers donné des cours de sexualité mais elle n'avait pas la patience d'une professeure. Pourquoi n'avait-elle pas droit à un poète comme cette chère Sirène ? Ou un peintre ? Duchesse se faisait à l'instant portraiturer entre deux assauts voluptueux dans une des chambres de l'entresol. Étant sa voisine de palier, elle aurait droit une fois de plus à un compte rendu dithyrambique sur cet amant soi-disant exceptionnel qui ne voulait que d'elle. Ou bien un écrivain ! Être décrite en deux ou trois mots percutants dans un roman policier flatterait son égo. Mais il n'y avait bien que Probité ou Confidente pour recevoir ce genre d'honneur.

Au bout d'un quart d'heure, le tocard eut son compte mais ne lui laissa qu'une peccadille en remerciement. La rousse s'en serait offusquée une autre nuit mais, cette fois, elle était juste heureuse de se débarrasser de lui. Après s'être débarbouillée au lavabo dissimulait par deux battants en bois sur un côté de l'alcôve, avoir rajusté sa tenue en vitesse et remis de l'ordre dans ses mèches, elle entrouvrit le rideau.

La fumée du tabac formait un nuage à hauteur de plafond, la sueur se mêlait aux parfums faisant froncer les nez des plus délicats. Mais Madie ne s'y attarda pas. Son regard venait d'être aimanté par l'arrivée d'un nouveau venu.

Entouré de deux sbires – un échalas nerveux à la trogne rusée et un trapu éborgné qui serrait les poings régulièrement l'air de ne pas savoir quoi en faire –, le singulier personnage se détachait du reste de la foule par son aura à la fois attirante et inquiétante. La première chose que remarqua Madie fut sa stature baraquée. Il était presque trop musclé.

Alors qu'il descendait la dernière marche de l'escalier d'un pas ferme, quasi impérial, la rousse eut un déclic. À coup sûr, c'était lui, le chef de la Rose !

Alors, elle le scruta avec plus de minutie. L'homme aux cheveux blond vénitien gominés était rasé de près, vêtu de vêtements de marques et chaussé de mocassins en cuir. Sans se presser, son regard fit le tour de la pièce, effleura la silhouette de la rousse sans s'attarder. Celle-ci avait retenu son souffle, terrifiée à l'idée qu'il la repère et l'accuse de faire affaire avec la police. Mais non, elle se montait le bourrichon tout seule. Tout de même, ses yeux sombres vous perçaient jusqu'à l'âme. Se secouant, elle se reconcentra sur le personnage magnétique.

Il s'était installé à une table de jeu. Une place s'était libérée sans qu'il ait eu besoin de recourir à un de ses hommes de main pour éjecter l'un des joueurs chevronnés. Très vite, l'ambiance qui s'était glacée retrouva son allant grivois et enfumé.

Comme un rêve sur l'oreiller - Entre deux mondesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant