Chapitre 10

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Depuis leur arrivée dans le village et la brève intervention de Selena dans la portière de la calèche, Manu était resté seul à ruminer ses pensées. Il n'avait aucune idée d'où ils étaient, ni pourquoi ils s'arrêtaient. Et il se sentait une fois de plus relégué au second plan. À cause du soleil. À cause du soleil, parce qu'il ne voulait accuser ni Selena, ni Loulou. Il prenait conscience qu'il s'était laissé emporter un peu trop rapidement, canalisant sa colère mal éteinte sur les deux seules personnes sur lesquelles il avait encore le sentiment de pouvoir compter.  

À la vérité, il n'en avait qu'après Ethel. Et non pas pour le jugement et le recul soudain qu'il avait affichés devant les autres, mais parce qu'il avait dit à haute voix ce que lui-même craignait d'entendre depuis qu'il avait pris conscience de ce que son changement de nature impliquait. Il n'était plus humain. Il avait besoin de sang pour se nourrir. Et malgré toute sa bonne volonté, il n'était absolument pas certain de pouvoir se contrôler aussi bien qu'il l'avait fait jusqu'à maintenant. La colère, surtout, lui faisait perdre la tête. Et s'il avait insisté de manière aussi violente pour que Selena disparaisse de sa vue lors de leur dispute, c'était moins pour mettre un terme à la discussion que parce qu'il avait peur de ce qu'il aurait pu lui faire. Loulou moins, parce que l'odeur lupine qu'il dégageait lui piquait moins le nez. Il avait pensé pouvoir se calmer en sa présence, et il l'avait vu prendre le parti de Selena et lui tourner le dos. Et il s'était retrouvé seul avec sa colère et sa peur.  

Et à présent, il ignorait où ils étaient, il ignorait pourquoi ils s'étaient arrêtés, et il ignorait même où étaient partis les deux autres, sans un mot d'explication de leur part. Il restait juste seul, bloqué par le soleil, à attendre impatiemment que la nuit vienne, ne serait-ce que pour se faire une idée des lieux. Et pour s'assurer que sa mauvaise humeur n'avait pas eu un effet irréversible sur la confiance qu'ils lui accordaient.  

C'est donc avec autant de surprise que de soulagement qu'il entendit la voix de Loulo à travers la portière. Un simple "c'est moi", comme quand il faisait le mur de l'école et qu'il le laissait derrière faire le guet et le laisser entrer après son escapade. Manu ouvrit en se protégeant de la lumière et referma aussitôt. Loulo se laissa tomber sur la banquette face à lui, la cape de Selena enroulée dans ses mains crispées comme seul vêtement, et il poussa un profond soupir. Manu l'observa faire sans oser rien dire, curieux de voir s'il aurait droit à une explication ou s'il devrait courir après. Loulo ouvrit un œil.  

"Vas-y, tu peux te marrer.  

- Pourquoi ?" 

Loulo ouvrit l'autre œil et se redressa, surpris.  

"Pourquoi ? J'ai une cape de fille brodée à dentelles sur moi, j'ai les pieds couverts de boue, et tu me demandes pourquoi tu peux te marrer ?" 

Manu haussa les épaules avec un sourire triste. Loulo se laissa retomber dans la banquette.  

"Fais gaffe, tu deviens aussi innocent que Selena, à force. 

- T'es sérieux, là ? 

- T'aurais jamais laissé passer une occasion pareille de me charrier, avant. 

- Parce que t'as même pas pensé à te maquiller, ou parce que t'as les pieds aussi crades qu'un semi-homme qui vient d'escalader une montagne ?" 

Loulo explosa de rire.  

"Putain, tu m'as fait peur.  

- C'est moins la cape que le fait que t'aies rien en dessous, qui me choque.  

- Moi aussi. J'étais venu t'emprunter des fringues.  

- On t'a vu comme ça ? 

- On m'a pris pour un mendiant, même. Le seul détail qui me sauve, c'est que tu m'aies laissé entrer sans résistance. L'aubergiste m'a suivi pour vérifier.  

Dans l'ombre de la prophétie (Eralin 2ème partie)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant