.30 jours après.

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10 heures 03 minutes

Ce matin j'ai barré le "trentième jour depuis" sur le calendrier, ç'a été particulier, ça n'a pas fait le même effet que les autres. Je me suis dit qu'un mois est passé et que je ne me rappelle toujours de rien. Je me suis senti le droit d'être encore plus triste aujourd'hui, je suis désolé d'avance.

- Comment vous sentez-vous, aujourd'hui ?

L'homme en blanc s'est assis à son bureau, ses bras sur les accoudoirs de son fauteuil, affalé, presque l'air ennuyé. C'est le psychologue de l'hôpital, je suis venu faire des examens pro-traitement et on m'a dit de passer chez lui avant d'aller en salle d'examens.

- Bof.

J'ai haussé les épaules avec un certain manque d'intérêt, l'envie d'être là ne faisait pas acte de présence. Des fourmillements courent le long de mes bras comme les morsures envenimées d'une vipère. Mon regard s'est glissé sur la droite, puis sur la gauche, la pièce est banale, plus blanche que la chambre et moins que le voile sur mes yeux ce jour-là.

- Est-ce que vous sentez que les douleurs sont moins... présentes ?

Lesquelles ? Est-ce qu'il voulait savoir si mes doigts allaient mieux ou bien si j'avais toujours envie de crever en me levant le matin ?

Ma gorge s'est nouée et mes poings se sont serrés, enfonçant mes ongles dans ma chair, voyant que je ne répondrai probablement pas, il a continué :

– Vous suivez un traitement particulier ?

N'êtes-vous pas censé avoir ma fiche patient sous les yeux ?

– Non.

– Des séquelles particulières ?

– J'ai perdu une partie de ma mémoire.

– Quelle partie ?

– J'ai oublié quelqu'un.

– Qui ?

Bokuto.

– Celui qui était avec moi lors de l'accident.

Les petits nuages de poussière flottant dans les rayons de soleil semblent soudainement être devenus la chose la plus intéressante dans ce bureau... La trentième case du calendrier barrée me revient en tête et me nargue, je n'avais pas envie de venir mais les docteurs m'ont dit que c'était plus sûr pour moi, un suivi psychologique est important. Enfin, c'est ce qu'on raconte du moins.

– Et qui était-il pour vous ?
« était » ça sonne si mal.

L'atmosphère est devenue lourde, d'une lourdeur qui appuie sur les épaules et nous enfonce dans la terre. D'une lourdeur aux bords tranchants, douloureuse. Mon corps est comme attiré par le fauteuil et le tissu tente désespérément d'engloutir mon dos, je déteste être ici, comme je déteste ne pas me rappeler. 

– Je ne sais plus trop.

C'est un demi-mensonge. Mais merde, ça ne le regarde pas ! Bon peut-être un peu... 

– Le reste de votre entourage, vous rappelez-vous de lui ?

– Oui. Je m'en souviens.

– Vos amis connaissent ce jeune homme ?

– Oui.

– Ils vous aident ?

– Oui.

– Et si vous me parliez d'eux plutôt ?

Ma bouche s'est ouverte une première fois et la tension dans la pièce est restée en suspend. Je n'ai pas envie de lui en parler, je voudrais juste sortir et rentrer chez moi, ce soir aller voir Hinata et Kageyama jouer un match. Juste reprendre une vie normale sans me poser plus de questions que celles qui me tourmentent déjà. C'est étrange comme un psychologue est censé vous faire du bien, vous pousser à mettre votre cœur sur la table et trouver un moyen de vous sortir de toutes la merde dans laquelle vous vous noyez... pourtant le mien, ici, ne fait que remonter des souvenirs que je n'ai pas besoin de me remémorer, et mets de côté ceux qui me manquent. 

– Hinata et Kageyama sont deux volleyeurs, très opposés l'un à l'autre. Kuuro et Kenma, eux, ne sont pas banals dans leur genre, ils se disputent autant qu'ils s'aiment et ça leur convient bien. Et puis Sugawara c'est un peu notre grand sage à tous... c'est tout ce que j'ai à dire.

Sans lever les yeux vers moi, il s'est contenté de noter avec quelques hochements de tête, dans son calepin abîmé, ce que je viens de lui raconter. Je me demande ce qu'il compte en faire après être rentré chez lui. Les analyser ? En parler avec des collègues ? Avec sa femme, il lui annoncera qu'un homme a oublié à quoi ressemble son partenaire, le son de sa voix, la façon qu'a sa langue de bouger lorsqu'il lui dit « je t'aime », toutes ces choses qui font d'un couple un couple, et de deux êtres des inséparables. 

– Je vois, je vois...

– Je peux y aller, m'sieur ?

Son regard d'un bleu transparent et ses cheveux blonds me rappellent que c'est un étranger, cependant son japonais est parfait et je ne peux m'empêcher de me demander où il a bien pu naître. C'est toujours mieux que de chercher à faire mûrir le fruit de ma hantise. 

D'un geste de la main il m'a invité à sortir. Sûrement qu'il avait beaucoup d'autres questions, mais mes réponses sont si courtes qu'il comprend bien ne pas tirer grand-chose de moi, même en continuant. 

J'ai marché pendant dix, quinze ou vingts minutes, je ne sais plus trop. La brise embrasse mes joues et le col de ma chemise est remonté sur mon nez, c'est comme si j'essayais de me cacher du monde, comme si les passants pouvaient lire mes pensées, et la honte est entrain de m'accabler. Le psychologue qui parlera à sa femme, la poussière dans les rayons, le vert du carnet, tout ça ne compte plus. Il n'y a plus que moi dans ma tête, et cette petite voix qui me crie de baisser les bras.

Au moment de traverser le pont, j'ai failli jeter ce fichu carnet dans l'eau et partir en courant. Ce n'est pas l'envie qui m'a manqué, mais plutôt le courage. Je n'ai pas réussi à tout foutre en l'air. Parce qu'on me jugerait, parce que je me jugerais, parce que les poissons ne méritent pas de recevoir ce bordel de souvenirs oubliés sur le haut du crâne. 

Les carpes Koi se dandinent sous la passerelle en bois et gobent ce qu'elles peuvent gober, évitent ce qu'elles peuvent éviter et essayent de remonter toute la source jusqu'à une destination dont elles ne connaissent rien. Elles me rappellent vaguement quelqu'un... du genre à essayer de se souvenir de choses si floues que même les meilleures nageoires ne sauraient l'aider. 

Lorsque les carpes ont complètement disparu sous l'ombre d'un nuage, je me suis décidé à partir, retourner à la maison et continuer la lecture de ce fichu journal. 

Plus le temps passent, plus je me rapproche de mon but, plus je redoute le moment où j'ouvrirai cet amas de papiers. 

Je crois que j'ai peur d'avoir mal.

À nos souvenirs manqués... (Bokuto x Akaashi)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant