Chapitre sept : Au fil du rasoir.

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Toute drogue modifie vos appuis. L'appui que vous preniez sur vos sens, l'appui que vos sens prenaient sur le monde, l'appui que vous preniez sur votre impression générale d'être.

Henri Michaux, Connaissance par les gouffres

Thibaud pouvait se plonger dans n'importe quel livre. Il lisait n'importe quoi, n'importe quand. Mais lorsqu'il était concentré sur le papier, difficile de le faire revenir à la réalité. En général recroquevillé sur lui même, le nez entre les pages du livre, il lisait en chuchotant, comme s'il se racontait une histoire à lui même. Même si la Terre s'était effondrée sous ses pieds, il n'aurait sans doute pas réagi. Il me confia un jour qu'il adorait les romans parce que tout y était beaucoup plus beau que la réalité. Plus grand.
- Le vrai talent des écrivains, disait-il, c'est de savoir mettre des mots sur toutes ces choses que tu ressens et à propos desquelles tu serais infoutu de faire une phrase juste.
Cette qualité qu'il reconnaissait aux écrivains lui faisait cruellement défaut. Peut-être est-ce pour cela qu'il l'enviait tant. En effet, Thibaud était incapable de discuter des choses qui fâchent. Lorsqu'il y avait un problème entre nous, il le réglait par l'attaque.

J'ai toujours été non violente. Pour moi toute situation conflictuelle peut se régler par un dialogue constructif. Encore faut-il que les deux parties en jeu y mettent de la bonne volonté. Mais je me droguais. Et je n'étais plus moi même. Lorsque j'étais sobre, j'étais encore capable de tenir un discours cohérent. Une fois le nez plein de poudre, j'étais dans l'offensive.
Nos désaccords étaient de véritables combats. Verbaux tout d'abord. Mais la cocaïne n'étant pas réputée pour être vectrice de la paix dans le monde, il arriva bientôt un moment où nous n'arrivions même plus à communiquer lorsque nous étions en désaccord.
Nous avons franchi ce cap le soir de mon seizième anniversaire. J'avais décidé de le fêter avec mes amis le jour même. Pour l'occasion, les parents des jumeaux nous avaient prêté leur maison pour la soirée. Tout s'était très bien passé jusqu'à ce que je m'éloigne quelques minutes avec Ferdinand. Nous avions commencé une discussion sur sa nouvelle guitare et il voulait me faire écouter le son qu'elle produisait. Il m'a donc emmené dans la chambre de Nicolas, là où il l'avait laissée. Nous nous sommes assis sur le lit et il a joué les Smashing Pumpkins pendant un bon quart d'heure.
Nous ne faisions rien de mal et pourtant, lorsque la porte s'est ouverte avec fracas et que j'ai aperçu la silhouette de Thibaud, j'ai été persuadée du contraire. Son regard était accusateur, ses yeux lançaient des éclairs. Ferdinand et moi nous sommes regardés, interloqués. Nous sommes tous restés de marbre pendant quelques secondes, dans l'expectative.
Puis Thibaud a bougé. En fait, il m'a violemment attrapée par le bras, me forçant à me relever. J'ai protesté, j'ai essayé de me tirer de son étreinte. Il me tirait vers la porte, enfonçant ses ongles dans mon bras. Il m'a plaquée contre le mur, cognant son front durement contre le mien.
- Qu'est-ce que vous faisiez ? A-t-il hurlé.
Il fallait qu'il se calme, et surtout il fallait que je me dégage de son étreinte. Je lui ai balancé un coup de pied dans le ventre, purement défensif et qui n'a pas du lui faire très mal. Il a reculé, surpris, et m'a dévisagée de haut en bas. A ce moment là, je n'ai pas vu ce qui allait arriver. Mais Ferdinand lui, l'a pressenti. Il a fait un pas en avant.
Malheureusement, il n'a pas été assez rapide.
Je me suis pris sa main dans la figure. Envoyée avec une rare violence qui me fit décoller du sol. Ma tête a rebondi sur le sommier du lit. Un peu sonnée, j'ai essayé de me relever mais ma tête tournait trop. J'ai juste aperçu Ferdinand se jeter sur Thibaud, le plaquant à terre.
- Arrête ça ! Lui a-t-il hurlé.
Lorsque j'ai croisé le regard de mon amoureux, j'ai eu un mouvement de recul. Ses yeux gris étaient révulsés de colère. J'ai senti qu'il aurait pu me tuer. J'ai vu dans ses yeux tout le plaisir qu'il aurait eu à me frapper encore, et encore. L'homme qui se tenait devant moi, n'était pas le mien. Ce n'était plus l'homme à qui j'avais tout donné, et qui avait tout pris avec respect et amour.
En réalité, et c'est ici que se niche toute l'ambiguité de son caractère, c'était bien le même homme. Et à partir de ce soir là, je m'apprêtais à lui donner encore plus. La colère que j'ai ressentie à son égard à ce moment là m'a donné envie de le frapper à mon tour. Je me suis relevée, les poings serrés. Il était à terre, maintenu, coincé par Ferdinand. Une proie facile.
Ce qui m'en a empêché ? Le regard de détresse que m'a lancé Ferdinand. Lorsque j'ai vu ses yeux bourrés d'inquiétude aller de lui à moi, j'ai compris que nous n'étions pas nous même et que nous lui faisions peur. J'ai pris une grande inspiration et je me suis assise sur le lit. J'ai alors pris conscience de toute l'horreur dont nous étions capables l'un envers l'autre. Je me suis mise à pleurer nerveusement.
Au son de mes pleurs, Thibaud a arrêté de bouger. Il a tourné son visage vers moi. Son regard était perdu. On aurait pu croire qu'il ne savait plus ce qui s'était passé. Je me suis laissé tomber sur la moquette à côté de lui et je l'ai pris dans mes bras. Il s'est laissé faire, m'a serrée contre lui en sanglotant. Nous sommes restés une heure enlacés, à même le sol, sans prononcer une seule parole. J'ignore à quoi il a pensé tout ce temps. Tout ce que je sais, c'est qu'il me tenait contre lui, entre ses bras et n'a pas desseré son étreinte.
Je lui avais déjà donné mon corps, et lui le sien. Mais jusqu'alors, chacun de nous gardait une part d'humanité l'un envers l'autre. Ce corps, même si c'était un cadeau, il n'était pas permis de tout lui faire subir. A partir de ce soir là, il semble qu'il ait été convenu tacitement que nous avions désormais un pouvoir total sur le corps de l'autre. Il était désormais admis que nous pouvions tout en faire ... même le détruire.
La drogue nous entamait vite et fort. A partir de cet instant, nous savions que nous étions capables de canaliser ce trop plein de rage enfoui en nous, en nous frappant. La violence des sentiments que nous avions l'un pour l'autre suintait désormais de tous nos gestes.
C'est assez étrange d'écrire cela. La violence, je l'avais déjà connue. J'avais déjà été violentée par des hommes. C'était ce qui avait détruit ma confiance en moi et toute mon envie de vivre. Et pourtant, avec Thibaud, en lui rendant ses coups, en lui faisant mal comme il me faisait mal, j'avais l'impression de rendre un peu de ce que j'avais reçu. J'avais l'impression de maîtriser enfin la situation. Mais communiquer avec Thibaud par coups, je ne l'acceptais pas parce que je souhaitais me venger de mes agresseurs.

Rien ne s'oppose à la nuit.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant