Il faut bien commencer quelque part

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Le premier pas de Kayel Orch dans la carrière de bandit de grand chemin est d'acheter une épée. La plus grande que le forgeron puisse lui fournir. Il la paye trois fois son prix, soit près de la totalité de son argent, mais il n'est pas en position de protester : l'or achète aussi le silence du forgeron, et il ne peut pas se passer d'une arme. Kayel a besoin d'or, de beaucoup plus d'or, et cette épée est le moyen le plus rapide pour l'obtenir.

Le jeune homme remercie gauchement le forgeron et s'éloigne de son pas le plus digne, appuyant d'un geste qu'il espère discret sur la garde de sa rapière toute neuve pour ne pas qu'elle traîne par terre. Il n'est pourtant pas petit, et commence à se demander si justement il n'a pas vu trop grand. Mais il débute complètement dans le métier des armes, même s'il sait se servir d'un couteau ou d'un bâton, et il lui a semblé qu'avoir une épée plus longue que celle de son adversaire était un bon moyen d'avoir le dessus. 

C'est tout aussi soigneusement qu'il a choisit le lieu de son premier vol. Il est recherché par le guet de son village d'Abyra, mais à présent l'avis de recherche a dû s'étendre à tout le comté de la Narche. Il serait plus prudent pour lui de franchir la frontière tout de suite et de se faire oublier dans un duché voisin. Mais justement, personne ne pensera à le rechercher si près : s'il commet son forfait à l'auberge du Pilon Doré, près de la limite du territoire, il pourra ensuite facilement fuir dans le duché d'Ennom ou le comté du Calle, sans que le guet ne puisse le retrouver. Après quoi il ne lui restera plus qu'à recommencer, de duchés en comtés, jusqu'à ce qu'il ait amassé assez d'or pour parvenir à ses fins.

Pour ne pas avoir l'air suspect – du moins avoir l'air le moins suspect possible, étant donné qu'il se déplace armé et sans bagages – il a décidé d'arriver à l'auberge à la tombée de la nuit, pour faire semblant d'être un voyageur surpris par l'obscurité alors qu'il avait prévu de faire le trajet en une seule étape. Il connaît assez bien le coin. Il y allait souvent avec son père. Mais aujourd'hui, il porte des vêtements d'adulte, pantalon et veste noirs, cape de cuir, chapeau à plume, et comme seule touche de couleur la joilla des hommes, l'écharpe vive qu'à la Narche ils nouent autour de leur taille lorsqu'ils sont officiellement passés à l'âge adulte. Il l'a choisie rouge et l'a payée avec ses dernières piécettes. Il se répète que s'il a fait ce sacrifice, c'est pour qu'on ne le reconnaisse pas lorsqu'il ira à l'auberge. Comme si, à l'époque, quelqu'un avait prêté attention au fils du tailleur ! Non, il n'avait pas encore eu droit à sa joilla – et il n'y a toujours pas droit d'ailleurs, il manque encore une année avant qu'il atteigne l'âge d'homme, et Kayel compte sur le chapeau pour ombrer son visage et faire illusion. Mais quand il était venu au Pilon Doré il était encore considéré comme un enfant et il se rappelle douloureusement la façon dont le regard de chacun lui passait au travers, y compris celui des jolies servantes qui le troublaient plus qu'il n'osait se l'avouer.

C'est ainsi déguisé – non, ainsi vêtu dignement pour son nouveau métier, se corrige Kayel – que le jeune homme attend, caché dans les sous-bois, priant le dieu et les démons de ne pas être vu par quelqu'un qui le reconnaîtrait malgré ses nouveaux atours. A l'heure qu'il est, tout son village doit être en émoi, la plupart des bourgs environnants aussi, et l'agitation ne va pas tarder à enflammer le reste du comté. S'il échoue cette nuit, il devra tout de même fuir, la situation deviendra vraiment trop risquée. En attendant, il tente d'apprivoiser son épée en décapitant quelques hautes herbes et en tailladant les branches passant à sa portée. Il sait qu'il a rejeté tout espoir de vie normale et qu'il se lance dans la voie du crime, pourtant ces préoccupations s'effacent bien vite de son esprit tandis qu'il commence à rêver à ses futurs exploits et à la façon dont il fera trembler le guet et les honnêtes gens, un jour, bientôt, dès demain peut-être. Une fois fatigué, il s'allonge dans l'herbe et commence à réfléchir à son futur nom de bandit : Kayel l'Epervier, Kayel le Loup, Kayel la Dague ? Il veut un surnom redoutable, il veut devenir un méchant de légende qui serait bien plus qu'un simple humain.

Emporté par son élan, il prend du retard sur son plan et doit marcher longuement dans le noir pour atteindre l'auberge. Embarrassé, il parle le moins possible et garde son chapeau vissé bas sur sa tête. Il n'est pourtant pas le dernier voyageur à arriver.


La bourse ou la vieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant