Choisir sa proie

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Après lui entrent en trombe deux hommes qui sont visiblement très éméchés. Ils parlent d'une voix forte et hautaine au personnel de l'auberge et jettent sur la table une bourse pleine. Bien entendu, on leur donne immédiatement la meilleure table de la salle, et les deux plus jolies servantes arrêtent leur va-et-vient pour aller s'asseoir sur leurs genoux. L'alcool coule à flot et plusieurs autres hommes viennent les rejoindre pour jouer aux cartes.


Au bout d'un moment, Kayel s'aperçoit qu'il est resté bouche bée devant ce spectacle : c'est bien ça la vie adulte dont il rêve ! Il ressent un pincement de frustration à l'idée de tout ce qui lui manque pour devenir comme eux. Mais avant de penser à s'amuser, il doit penser à la survie de ceux qui comptent sur lui. Il hèle une servante d'un geste énervé et lui commande à manger.

« Voulez quoi à boire ? demande nonchalamment la fille.

_ Rien. De l'eau. Merci.

_ Rien de rien ?

_ Non.

_ Et pour la nuit ?

_ Quoi ?

_ Voulez de la compagnie, pour la nuit ?

_ Non. »

La servante s'éloigne. Kayel est persuadé d'avoir vu du mépris dans son regard bovin et il s'empourpre. Il se dit qu'il a dû lui paraitre stupide, collet monté, et pire que tout : gamin. Voilà qui commence bien... Mais il ne peut pas se permettre de boire de l'alcool avant, car si jamais il est forcé de se battre, la sobriété peut lui sauver la vie : les riches ne sont pas tendres envers ceux qui tentent de les détrousser. Quand à la compagnie, si ce terme vague veut bien dire ce que Kayel s'imagine, ce n'est vraiment pas le moment. A cette idée il devient encore plus rouge que sa joilla

Il est encore dans cet état – prêt à rentrer dans un trou de souris si jamais il en aperçoit un – quand la servante revient avec un grand morceau de pain et une assiette de ragoût. Un plat plutôt pauvre si on compare avec les cailles rôties et les tourtes à la crème de ses voisins. Blessé dans sa fierté, Kayel se redresse de toute sa hauteur : cela se voit-il donc tant que ça qu'il est pauvre ? En fait, il n'a même pas de quoi s'offrir ce modeste repas, encore moins une chambre pour la nuit, et il n'a pas l'intention de les payer. Mais dans sa nouvelle tenue choisie avec soin, il espérait au moins faire illusion. Sa main se pose sur la garde de son épée et ce contact le rassure. Bientôt, il va leur montrer à tous ce qu'il vaut.

Son regard balaie la salle à la recherche de sa future proie. Il aimerait vraiment détrousser les deux riches flambeurs, de plus en plus ivres, mais ils sont bien partis pour faire la fête toute la nuit et ne jamais être seuls un instant. Et à voir la rapidité avec laquelle leur or disparait dans les mains des joueurs de cartes et le corset des servantes, ils ne vont pas tarder à se retrouver plus pauvres que lui. Quand aux autres joueurs de cartes, Kayel ne peut pas se retenir de les trouver sympathiques : s'il avait su jouer – et s'il n'avait pas d'autres projets plus urgents – il se serait volontiers mêlé à eux. Il les élimine donc. Plus loin, un marchand dîne avec sa jeune et jolie épouse. Par égard pour cette dernière, il élimine également le marchand. 

L'aubergiste, qui passe de table en table avec bonhomie, est sans doute plus riche encore qu'un marchand, mais tout son or doit être bouclé à triple tour et il ne dort sans doute que d'un œil, gardant à portée de main un solide gourdin dont il sait se servir. Ne restent plus que deux paysans méfiants et sans doute pauvres, un prêtre paisible à la soutane râpée et un homme seul, discret et armé. Peut-être dangereux mais plus probablement un riche cadet de noblesse, estime Kayel, qui porte une arme car on lui a appris depuis tout petit à ne pas s'en séparer, mais qui ne fera pas de difficultés à donner la bonne réponse si on lui demande de choisir entre sa bourse et sa vie. Il sourit tout seul.

Sa future victime a la quarantaine, un maintient strict et un vêtement marron assez neutre, sur lequel sa joilla brodée d'or ressort de façon criarde. Kayel se dit qu'en plus il n'a aucun goût.


L'homme en marron boit quelques verres de vins (tirés d'une bouteille, un signe de plus qu'il a de l'argent) et finit par monter se coucher. Kayel le suit, prêt à le coincer dans un couloir sombre. Ce qu'il n'avait pas prévu, c'est que la servante l'arrête et le guide jusqu'à sa chambre, dans une autre partie de l'auberge. Pour ne pas attirer encore davantage l'attention, il se laisse faire en pestant intérieurement. L'autre va sans doute se barricader dans sa chambre pour la nuit... à moins que...

« Dites, l'homme qui buvait son vin seul de son coté, il a demandé de la compagnie cette nuit ?

_ Pourquoi ? répond la servante avec une lueur moqueuse dans les yeux. Il t'intéresse ?

Kayel sursaute à l'idée qu'il a été si facilement découvert et marmonne quelque chose en tentant de trouver un bon moyen de se tirer de là. La servante rit et lui tape sur les fesses en disant :

_ T'es pas son genre, mon mignon ! Il a demandé une rouquine et not' Zélie va bien s'en occuper, t'en fait pas pour lui. »

Kayel remercie machinalement. Il n'a pas compris le sous-entendu que la femme a fait et se concentre sur l'essentiel : elle ne se doute de rien, et il sait comment faire ouvrir l'homme. Il n'a plus qu'à trouver la porte de sa chambre. Il n'ose pas demander à la servante : quelle que soit l'idée qu'elle ait en tête, elle n'est pas flatteuse et il n'a aucune envie d'affronter à nouveau son rire moqueur.

Une fois seul, il dégaine son épée et s'avance dans le noir jusqu'à l'autre aile du bâtiment. Il aime autant arriver avant cette Zélie, qui est sans doute encore occupée avec les deux bambocheurs de la salle du bas : menacer une femme le mettrait très mal à l'aise, et il est bien placé pour savoir que certaines savent redoutablement bien se servir d'un couteau. Il frappe à une porte et entend une voix de femme – sans doute l'épouse du marchand. Il passe son chemin et en essaye une autre. Pas de réponse. A la troisième, quelqu'un lui demande qui est là, mais assure n'avoir jamais demandé à qui que ce soit de venir. Enfin, tout au bout du long couloir, la cinquième porte est la bonne, il reconnait la voix de sa cible criant :

« Entre, bougresse, et dans ton intérêt j'espère que tu n'as pas oublié le vin ! »

Kayel entre en trombe pour ne pas laisser le temps à sa proie d'attraper une arme avant de le menacer. L'homme est étendu sur son lit, il a enlevé ses bottes et son chapeau mais porte encore ses vêtements. Sa magnifique épée est au fourreau, posé sur la chaise, à portée de sa main, mais la pointe de l'épée de Kayel est encore plus prêt de sa gorge et il laisse retomber sa main.

_ Qu'est-ce que tu veux ? demande-t-il en foudroyant l'adolescent du regard.

_ Votre or.

_ Tiens donc. Et tu crois peut-être que je vais ledonner à un blanc-bec dans ton genre...


La bourse ou la vieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant