Le geste de Tenkar

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Une fois à l'abri des regards, à la lueur d'un feu discret, Kayel ouvre son précieux butin. Il ne l'utilisera pas tout de suite, mais serait devenu fou d'impatience d'attendre une seconde de plus. Il jette le manteau du comte et attrape un sac au hasard. Sauf que ce n'est pas un sac. C'est une pierre.

Stupéfait, il attrape un tison enflammé pour mieux voir à l'intérieur du coffre et se met à hurler. L'or a disparu, remplacé par des leurres qui ne servaient qu'à donner du poids au piège. Alors qu'il croyait se jouer de Tenkar, celui-ci l'a trompé à nouveau... Il a deviné qui était derrière l'incendie et comment Kayel comptait récupérer l'or. Il l'a doublé avec autant de facilité qu'il aurait arraché un bonbon à un bébé. Poussant des hurlements de rage, Kayel jette l'une après l'autre les pierres pour lesquelles il a tant risqué. Une autre surprise l'attend.

Au fond du panier se trouvent ses anciens vêtements confisqués par Tenkar. Et son épée. Et une bourse. Moins belle que celles du comte, mais d'un poids plus qu'honnête. Kayel l'ouvre. A l'intérieur son chef lui a laissé une lettre.

Mon cher apprenti,

Bravo. Le moins qu'on puisse dire, c'est que tu as largement fait tes preuves. Si tu as toujours l'envie de devenir un bandit, nous sommes prêts à t'accueillir dans notre bande : même Fleyon n'aurait pas osé faire preuve d'un tel culot, c'est dire. Rejoins-nous dans ce cas au grand marché des Doubles Nés, en Ambarsie. Si tu préfères poursuivre ta carrière en solitaire (car après tout nous-mêmes n'avons peut-être pas fait nos preuves à tes yeux), j'aurais pour toi trois conseils. Ne fait confiance à personne. Choisis soigneusement tes proies. Et n'essaye pas de doubler quelqu'un sans savoir ce qu'il sait que tu sais. J'ajoute à ces sages paroles une compensation plus matérielle pour ta peine. Je sais que tu en feras bon usage. Au revoir peut-être,

Tenkar

dit le Voleur aux Mille Yeux

PS : ne m'en veux pas si je garde aussi ton chapeau.

Avec la lettre, une centaine de pièces d'or. De quoi faire vivre ses sœurs encore trois ou quatre ans. Insuffisant, mais déjà tellement énorme que Kayel, les larmes aux yeux, oublie son humiliation et murmure machinalement :

« Merci, chef. »


Quelques jours plus tard, les sœurs Orchs tentent de vendre quelques unes de leurs pièces au marché du Moyen Est, assez loin de leur village pour que les rumeurs ne baissent pas trop leur chiffre d'affaire. Du moins c'est ce qu'elles espéraient. Certes, ici personne ne persifle à leur passage ni ne fait le signe du mauvais œil dans leur dos, mais personne ne leur achète ni ne leur vend quoi que ce soit. Pas de commande, pas de crédit pour les tissus. Sans la parole d'un homme pour l'engager, leur talent ne vaut rien.

Comme pour parfaire cette journée, un homme vêtu de noir, portant une joilla rouge sang et une très longue épée, le visage caché par un grand chapeau neuf, se met à rôder autour de leur étalage. Kassa s'apprête à l'envoyer vertement se faire pendre ailleurs quand l'inconnu lui dit :

« Vous avez perdu ceci, demoiselle.

En reconnaissant la voix elle se fige.

‒ Ka...

Son frère relève le bord de son chapeau et lui fait signe de se taire. Il lui tend une bourse pleine.

‒ Ça serait dommage de la perdre. Rangez-la en lieu sûr.

Kassa s'exécute silencieusement. Mille questions lui brûlent les lèvres – des questions qui ne feraient que mettre son frère en danger. Il ne doit surtout pas être reconnu. Elle se contente de murmurer discrètement, en regardant dans une autre direction :

‒ Tu vas bien ?

‒ Très bien. Là je pars en Ambarsie. J'ai été engagé dans la bande de Mille Yeux lui-même, tu te rends compte ? Tu as entendu parler d'Harlincourt ?

‒ Sois prudent !

‒ Mais oui. Je dois partir. Ne vous inquiétez pas si vous n'avez pas de nouvelles pendant longtemps. Tenez bon. Dis à tout le monde... enfin je vous aime. »

Quand Kassa trouve enfin le courage de tourner latête, Kayel a disparu. Seul le poids de l'or à sa ceinture lui prouve qu'ellen'a pas rêvé. Son frère est reparti vers sa nouvelle vie d'aventures et dedangers. Celle qu'il a toujours souhaitée. 


La bourse ou la vieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant