Le temps a viré pendant qu'ils attendaient dans les mines : à présent, il pleut des cordes. Kayel a beau savoir qu'ils franchiront plus facilement la frontière ainsi, ça le console peu. Tenkar, le chef, lui a confisqué son arme et ses atours d'adulte. Pour se protéger de la pluie, il ne peut compter que sur la cape grise grossièrement taillée dans la fausse bure du faux moine. Il s'appuie sur un épais bâton. Et peste tout ce qu'il sait.
Il est seul mais fait confiance aux trois bandits. Non, en fait, il fait confiance à Tenkar. Le grand, Fleyon, est un bavard qui aime le provoquer et n'approuve pas totalement le fait que Tenkar l'ai accepté dans le projet. Quand à Hern, impossible de savoir ce qu'il pense de quoi que ce soit, puisqu'il ne lui a pas adressé la parole. Mais Tenkar lui a expliqué le plan et le rôle qu'il devait y jouer. Il a commencé à lui apprendre à se servir de son épée, même s'il n'en aura pas besoin tout de suite. Ce sera le cas plus tard, un plus tard que Kayel brûle d'atteindre.
Bref, Tenkar a été assez bienveillant envers son 'futur apprenti' pour que celui-ci soit prêt à lui obéir sans discuter. Y compris si les ordres sont de se rendre par ses propres moyens jusqu'au comté d'Harlicourt, et une fois là-bas de se faire engager comme serviteur du comte d'Harlicourt lui-même. Il ne sait pas encore exactement quel rôle il devra jouer, sans doute pas grand-chose puisqu'au départ les voleurs avaient prévu de soudoyer un véritable serviteur, mais on lui offre une occasion en or de faire ses preuves. Et c'est la tête pleine de rêves de batailles victorieuses et d'argent coulant à flot que Kayel avance sous le froid de la pluie.
Jamais Kayel n'était allé aussi loin que la ville d'Harlicourt. Les gens n'ont pas le même accent que chez lui, ils n'emploient pas les mêmes expressions, ils ne nouent pas leur joilla de la même manière et les uniformes des gardes n'a pas la même couleur. L'adolescent se sent en sécurité, loin des poursuites, et grisé par la perspective de l'aventure. Pour commencer, il doit se faire engager, ce qui ne devrait pas être si difficile. Il change un peu d'avis en voyant le château d'Harlicourt. Celui-ci n'a rien à voir avec la grossière forteresse pleine de militaires presque retraités de la Narche. Non, ici c'est un palais qui s'élève et domine dédaigneusement le bourg, lançant ses hautes tours à l'assaut des nuages tandis qu'un immense oriflamme s'enroule, aérien, autour de chaque pointe. Une demeure de conte de fée.
Kayel se reprend. Ce n'est pas le moment de rêvasser. En s'approchant par la porte de derrière, il doit bien y avoir un moyen de tomber sur la cuisine et se faire engager... Sauf que ce n'est pas une simple cuisine qui s'ouvre à l'arrière du château, c'est un vaste entrelacs de cours dans lesquelles une armée de serviteurs chargent et déchargent mets précieux et détritus, dans un ballet complexe et rapide qui donne le tournis.
Les entrailles du palais fonctionnent à plein régime pour que tous les nobles présents ne manquent de rien. Et, à entendre les rumeurs, ils sont particulièrement nombreux en ce moment : le comte d'Harlicourt organise une semaine de festivités en l'honneur des seize ans de sa fille aînée. Le but officieux est, bien entendu, de lui trouver un mari digne de son rang. Les plus grandes familles du royaume, les poches pleines d'or et de cadeaux, doivent se précipiter à la fête. Kayel sourit. Quoique que Tenkar ait imaginé faire, ce sera sans doute un coup énorme.
Dans ces conditions, ce n'est pas difficile pour Kayel de se faire engager par un majordome débordé qui l'expédie aux cuisines, sous la houlette d'une matrone plus rapide à donner des coups de louches que des explications, mais il apprend vite. L'agitation et les odeurs de nourriture lui rappellent sa maison en hiver, lorsque toutes ses sœurs apportaient leur travail à la cuisine pour avoir plus chaud.
Elles cousaient les commandes tout en s'aidant les unes les autres, en préparant le repas, en s'occupant des plus petits et surtout en bavardant comme des pies. Kayel aimait ces moments de chaleur et de rires où le brillant des robes précieuses donnait à la pièce un air de fête. Son père était toujours furieux, après. Il prétendait qu'assembler les robes dans la cuisine les faisait puer la soupe... Comme si les engelures causées par le froid n'étaient pas plus dommageables encore au magnifique travail de ses couseuses de filles...
L'adolescent chasse d'un coup de tête ces souvenirs semi-nostalgiques ; il sait que s'il continue sur cette pente, il va se mettre en colère. Penser à son père et à ses sœurs le rend encore furieux, même maintenant que tout est fini. Au moins, toutes ces années passées à se former pour devenir, en tant que fils aîné, le successeur de son père, n'auront pas été vaines : Kayel sait obéir vite et bien, prendre des responsabilités, organiser les choses et ne rien dire quand quelqu'un d'autre les désorganise derrière lui, il n'a pas peur de mettre à la main à la pâte ni de répéter cinquante fois la même tâche. Il n'aime pas le travail qu'on lui confie mais il met un point d'honneur à bien l'accomplir.
La course dure ainsi jusqu'au soir, où on autorise enfin les serviteurs à se glisser dans la soupente qui leur sert de chambre commune. Tous les enfants dorment ensembles et même si la plupart sont des adolescents, Kayel est surpris d'apercevoir parmi eux des gamins de moins de dix ans.
Le comte a sans doute recruté tous les serviteurs et enfants de serviteurs qu'il a pu, ce n'est pas possible que des petits triment à ce rythme toute l'année... mais qui sait ce qui est possible, avec les nobles... Le comte se croit peut-être très généreux de leur offrir un toit et de quoi se nourrir... Ou peut-être qu'il ne sait même pas qu'ils sont à son service...
C'est en ruminant ces interrogations que Kayel s'endort. Quand, dans la nuit, deux petits pieds glacés se glissent vers lui, il les prend dans ses mains pour les réchauffer, se croyant dans son demi-sommeil revenu chez lui. Ses plus jeunes sœurs ou son frère venaient parfois dormir avec lui. A plusieurs, on lutte mieux contre le froid, les cauchemars et la douleur des coups.
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La bourse ou la vie
FantasyLes premiers pas du jeune Kayel dans la carrière de bandit de grand chemin ne se passent pas exactement comme il l'aurait voulu... Difficile aussi de concilier des rêves de combats épiques et d'or coulant à flot avec une réalité cruelle. Evidemment...