Fuite précipitée

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Sans cette manœuvre il ne se serait sans doute pas aperçu que tandis que le deuxième étage est en effervescence, un mouvement beaucoup plus discret se dessine dans la cour. Trois hommes conduisent trois chevaux aux sabots emballés dans du tissu. Tous sont parfaitement silencieux tandis qu'ils quittent les lieux au pas. A la faveur de la lune, Kayel reconnaît la capuche grise du faux moine. A sa grande surprise, ses compagnons sont vêtus de couleurs brillantes sous leurs capes noires : or et pourpre pour l'un, argent et azur pour l'autre. 

Ce sont les deux noceurs arrivés ivres il y a quelques heures ! A voir leur démarche assurée, ils ont rapidement dessoûlés. Mais non, bien sûr, ils n'ont jamais été soûls, tout cela n'était qu'une manœuvre pour faire diversion et s'assurer que le faux prêtre serait tranquille ! Sois ce qu'ils cherchaient tous les trois valait plus que l'or dépensé, soit celui-ci était faux. Quoi qu'il en soit, ils ont tendus à cet homme un piège bien plus subtil et implacable que le plan grossier de l'adolescent qui a tenté de leur dérober leur proie sans même s'apercevoir de leur présence. Eux, ce sont de vrais bandits. Lui n'est qu'un amateur chanceux d'être toujours en vie – et qui ne le restera pas longtemps s'il ne se dépêche pas, à présent qu'il leur a fait le cadeau d'avoir un coupable idéal à punir à leur place.

Il accélère et touche enfin terre, puis retient un gémissement lorsqu'un mouvement mal calculé réveille la douleur de son ventre et de ses bras. Il a déjà reçu un certain nombre de raclées dans sa vie et sait très bien que le lendemain, ce sera pire : autant mettre le plus de distance possible entre lui et l'auberge avant de s'arrêter pour lécher ses plaies. Les trois bandits se sont débrouillés pour écarter – plus ou moins définitivement, Kayel préfère ne pas le savoir – le garçon d'auberge qui montait férocement la garde près de l'écurie, il peut donc facilement voler un cheval.

 Par contre, au bruit, il n'a pas vraiment le temps de voler la selle avec et monte la bête à cru, ne prenant que le temps de lui enfiler un licol. C'est un bon cheval qui ne s'emballe pas malgré ses façons peu habituelles et se met rapidement à galoper. Kayel n'a pas l'habitude de monter, surtout dans ces conditions, et il ne se soucie pas trop de la direction prise. Pour le moment il se concentre surtout pour ne pas tomber.

Au bout d'un certain temps, il se dit que le cheval sait sans doute où il va pour foncer avec autant d'endurance sans la moindre sollicitation de son cavalier, donc qu'il rentre chez lui. Mais où ? L'adolescent tire sur le licol pour le forcer à s'arrêter et éprouve quelques difficultés à se faire obéir, sans mors l'animal ne concède pas beaucoup d'autorité à ce passager clandestin. Il finit par ralentir en renâclant. Kayel en profite pour sauter à terre ; le cheval repart aussitôt au galop, enfin débarrassé. Au fond tant mieux : ceux qui suivront sa piste auront ainsi plus de mal à le retrouver. Kayel s'oriente. La situation n'est pas si mauvaise. Il n'a pas franchi la frontière, mais il n'est pas loin de son nouveau but : l'endroit où selon lui se cachent les trois bandits.

Bien sûr, il est encore furieux de la désinvolture avec laquelle le faux prêtre l'a traité. L'essentiel pourtant est que cet homme lui a sauvé la vie. Lui et ses comparses sont habiles et sans doute plein d'expérience, tandis que Kayel est un novice et – il est bien obligé de l'admettre – il est encore maladroit. Une carrière en solitaire serait vraiment très dangereuse pour lui, tandis que s'il parvient à les convaincre de le prendre comme associé... Il aura sans doute une part de butin plus petite, mais au moins il sera encore vivant pour la prendre, et à force d'accumuler des petites parts, il finira bien par atteindre son but – il a calculé qu'il lui reste une année, grosso modo, avant que les véritables ennuis ne commencent.


Il connait assez bien le coin pour supposer que les bandits se cachent dans les mines abandonnées du Der'er : il y a des galeries assez grandes pour dissimuler des chevaux, on trouve des sources d'eau cachées sous terres et il y a de nombreuses sorties plus ou moins dissimulées par la végétation. A leur place, il se ferait oublier dans les mines deux jours, le temps que le guet s'affole et parte sur des pistes lointaines, avant de ressortir et de franchir la frontière tranquillement. Peut-être même trois jours, si l'homme tué était quelqu'un d'important. 

Bien sûr, peut-être que les trois hommes ne sont pas du pays et qu'ils ne connaissent pas l'endroit, peut-être qu'ils ont prévu un moyen de s'enfuir bien plus astucieux, peut-être même que le guet sera assez malins pour vérifier si les mines sont bien abandonnées – tout est possible, parait-il, tant que le ciel reste en haut et la terre en bas. Mais Kayel veut tenter. Et si jamais ils ne sont pas là, il se sent prêt à les traquer jusqu'au lointain royaume des Sept-Esprits s'il le faut... tant que ce n'est pas pour tout de suite. La marche n'est pas très difficile jusqu'au Der'er, surtout sous la lumière complice de la lune, mais la nuit a été très longue et le corps entier de Kayel crie grâce. Il donnerait n'importe quoi pour abandonner, se coucher dans l'herbe, au milieu des coquelicots, et dormir un an. Au moins.

Pourtant il tient bon et finit par arriver à bon port.

Toute la brillance de la lune ne suffit pas à repérer d'éventuelles traces : pas moyen de savoir s'ils sont bien passés par là ni quelle galerie ils ont empruntés. Une fois de plus, Kayel suit son instinct et sa connaissance du terrain et va droit à celle qui serait la plus pratique pour faire passer trois chevaux. Il ne fait pas particulièrement attention à être silencieux. Il est déjà plus qu'à moitié convaincu qu'il s'est trompé sur toute la ligne et le doute l'envahit un peu plus à chaque pas. Il crie donc autant de surprise que de terreur lorsqu'il sent un bras puissant s'enrouler autour de son cou et une lame effilée se poser sur sa gorge.

« Tiens tiens tiens, murmure une fois grave, quiest venu nous rendre visite ?    


La bourse ou la vieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant