Rattrapé par son passé

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Au cours des deux jours suivants, Kayel fait profil bas et travaille dur, deux rôles parfaitement compatibles qui lui laissent même le temps de réfléchir. Il vérifie la présence, dans les deux autres pièces, des coffres qui l'intéressent. Il n'a pour le moment aucune occasion d'aller vérifier leur contenu. Peu importe : il n'a qu'à attendre d'avoir les codes pour agir le moment venu.

Au cours de ses réflexions, il s'est dit de plus en plus fréquemment que Tenkar et les autres savent sans doute déjà comment faire, mais ne le lui diront qu'à la toute dernière minute. Pourquoi prendraient-ils le risque de le voir ouvrir la chambre forte et se servir ? Par moment, cette idée lui parait extrêmement logique, à d'autres il la rejette violemment comme étant indigne de la confiance que Tenkar lui manifeste. Ou parait lui manifester. 

Le chef lui aussi rôde dans les appartements du comte. Bien entendu, il est sensé être son maitre d'arme et veiller à sa sécurité. Son rôle implique de se rendre partout et surtout là où on ne l'attend pas, pour vérifier à l'improviste que tout va bien et que les gardes sont en permanence sur le qui-vive. Kayel sait tout ça. Il se le répète à longueur de journée. Le comportement de Tenkar est parfaitement normal. Pour un chef qui prépare un vol extraordinaire.

Pourtant...

Rien à faire, Kayel est incapable de se débarrasser de la sensation de malaise qui l'a envahi. Il veut faire confiance à Tenkar, il veut lui être reconnaissant de l'avoir pris pour apprenti, il veut avoir foi dans sa vie future pleine d'aventure et d'entraide héroïque. Mais il a apprit depuis longtemps à se méfier des choses qui tournent bien. 

Son premier élan d'enthousiasme avait réussi à noyer la voix de son pessimisme, à présent celui-ci revient à la charge et lui dresse un tableau sinistre de la situation à coup de petites questions vicieuses. La principale est : « A quoi est-ce que tu peux bien leur servir ? ». Puisque Tenkar a accès à toutes les pièces sans éveiller les soupçons, pourquoi s'encombrer d'un gamin qu'ils ne connaissent pas ?

Pour attirer l'attention ailleurs. Lâcher un bouc émissaire...

Il préfère pourtant rester avec ses questions que se ridiculiser en interrogeant Tenkar à nouveau : son chef lui parle en adulte et Kayel veut s'en montrer digne. Au matin du troisième jour, c'est celui-ci qui le rejoint discrètement tandis que l'adolescent monte une énième jatte de crème dans les appartements de Joyana.

« Viens, déclare autoritairement Tenkar. On a à parler.

‒ Vous avez le code ?

Sans répondre le chef l'entraine jusqu'à un jardin en terrasse qui domine la cour du château. L'endroit est désert et haut. Kayel ne peut s'empêcher d'imaginer la chute qu'il ferait si Tenkar voulait se débarrasser de lui... Absurde, absurde, absurde, se répète-t-il pour s'enfoncer enfin cette certitude dans le crâne. D'ailleurs Tenkar s'écarte de lui avant de dire :

‒ Tu n'as pas joué franc-jeu avec nous. C'est irresponsable. Tu aurais pu tous nous mettre en danger. Et c'est peut-être encore le cas.

‒ Quoi ?

‒ Nous sommes une équipe, Kayel, nous devons établir des relations de confiance pour pouvoir nous aider les uns les autres.

‒ Mais je... mais de quoi vous parlez ?

‒ Tu es recherché dans le comté de la Narche. Pour meurtre. Si jamais quelqu'un te reconnait, le plan tombe à l'eau et nous sommes tous menacés.

Une sueur glacée envahi le dos de Kayel. Comment son chef a-t-il pu savoir ? Et si lui le sait, qui d'autre est au courant ? L'adolescent sent presque la corde rugueuse sur son cou.


Il tente de nier mais ne parvient à produire qu'un stupide bredouillis. Son sang habituellement si prompt à lui monter à la tête a cette fois plongé jusqu'à ses pieds, lui laissant le visage d'une pâleur valant tous les aveux. Instinctivement il recule, fuyant son accusateur, et butte contre la rambarde à laquelle il s'accroche de toutes ses forces. Il croyait être capable de faire face si jamais quelqu'un le soupçonnait. Ce n'est pas le cas. Au contraire, l'horreur de son propre geste, qu'il parvient si facilement à masquer en temps ordinaire, lui saute violemment à la figure. Il tremble et lutte pour ne pas céder à ce flux d'émotions.

C'est la honte qui l'empêche de s'enfuir. Kayel a commis le plus ingrat de tous les crimes : le parricide. Et devant cet homme qu'il admire plus que tout être au monde, il veut se justifier. Oui, il est coupable, mais il n'est pas mauvais. Il avait ses raisons.

‒ J'ai fait ça pour...

Il s'arrête, cherchant ses mots, tentant pour la première fois de formuler l'évidence limpide qui l'a poussé à agir. Ce n'est pas aussi simple qu'il le pensait. Tenkar balaie ses mots d'un geste de la main en disant :

‒ Ce n'est pas important. Si jamais quelqu'un te reconnait et qu'on tente de t'arrêter, hurle, fais un esclandre, proteste ton innocence : ainsi je serais forcé d'intervenir personnellement. Je m'arrangerais alors pour te tirer d'affaire. Fais très attention à ne pas en faire trop, si tu parais menaçant on te tuera sans procès. Pas de gestes brusques, juste des cris. C'est bien compris ?

Enfin Kayel ose regarde Tenkar dans les yeux. Il sent les larmes couler sur ses joues. A présent il n'en a même pas honte. Il est soutenu. Compris. Pardonné. Un poids terriblement oppressant – dont il n'avait même pas conscience – vient de lui être retiré des épaules. A nouveau il respire. Comme après une décoction puissante effaçant la fièvre, il se sent neuf. Pas comme avant le geste qui a tout changé. Mieux qu'avant. A présent il est libre.

Tenkar a un petit sourire indulgent devant ces larmes et pose sa main sur la tête de Kayel. Il lui demande d'une voix compréhensive :

‒ C'était la première fois ?

‒ Oui... je n'ai jamais... Je ne me suis jamais battu avant.

‒ On n'oublie jamais une chose pareille... Certains disent que c'est plus facile quand on connaissait sa victime, d'autres assurent que c'est l'inverse. Moi il me semble que franchir cette étape n'est jamais facile. On ne peut plus jamais revenir en arrière. Qu'on se sente coupable ou non, tout change. Et les possibilités deviennent immenses. Il ne faut pas se laisser enfermer dans l'idée qu'on est un tueur parce qu'on a tué. Au contraire, nous avons le choix de laisser la vie sauve. Et nous sommes responsables de chacun de ces choix.

Emerveillé, Kayel boit les paroles de son chef. Jamais il n'aurait pensé qu'on puisse lui parler si simplement et si sincèrement du meurtre, le plus grand de tous les tabous de son monde, le péché suprême qui le marque à tout jamais comme maudit et rejeté de la société humaine. Les mots de Tenkar le touchent profondément. La liberté qu'il décrit fait écho à sa propre conception. Oui, c'est un choix qu'il a fait et il peut décider de ne plus jamais le reproduire, ou au contraire de tuer à tort et à travers. Il est libre de ses actes, libre de son destin.

Complice, Tenkar lui dit :

‒ Tu n'es pas obligé de m'en parler, mais quand j'ai entendu cette histoire de fils de tailleur assassin, je me suis surtout demandé pourquoi tu avais aussi tué ton beau-frère. Ton père... ma foi, il y a des centaines de raisons de tuer un père, et certaines sont même bonnes. Mais pourquoi le beau-frère ?

‒ Il frappait ma sœur.

‒ C'est tout ?

Pour répondre, Kayel aurait besoin de plusieursheures. Et surtout il lui faudrait trahir le secret. Oui, il a tué son père.Mais il n'a jamais touché à Endarr. Il n'a fait que désirer sa mort.


La bourse ou la vieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant