Aujourd'hui, pas de vent pour expliquer ces quelques gouttes de tristesse que Kayel efface de la main. Rien que le souvenir. Il dit doucement à son chef :
‒ C'est suffisant. Je n'avais aucun autre moyen de la protéger. Et les autres... au total, j'ai six sœurs. L'une est mariée. Celle qui était battue est veuve avec deux enfants. Les autres sont si petites... L'homme de la maison est mon petit frère, qui est trop jeune pour ce rôle. C'est pour ça que j'ai besoin d'or. Quoi qu'il en coûte.
‒ Et bien... Ça fait beaucoup de responsabilités pour un voleur sans foi ni loi.
‒ Au moins, je n'ai peur de rien, car je ne peux pas me permettre d'échouer !
Tenkar sourit devant cette déclaration passionnée. La naïveté du jeune homme est touchante. D'une certaine manière, son regard dur et sa détermination à ne laisser personne en travers de sa route est touchante aussi. Les hommes réellement prêts à tout sont motivés par la cupidité ou le fanatisme, pas par le désir de protéger leur famille. Ce genre de désir n'est qu'un point faible dans la carrière d'un homme d'épée. Il ne fait pas part de ses réflexions à Kayel, estimant que ce genre de choses ne peut être découvert que par soi-même.
‒ Très bien, Kayel, je suis content de te voir aussi déterminé. Nous lançons l'opération demain soir. Tu devras faire le code de Joyana et celui du duc, nous nous occuperons de celui du comte. Je fais sortir l'or, tu nous retrouves dans le bourg, à la porte Est. Tu verras, la carriole sera conduite par Hern : il ne s'arrêtera pas, il faudra que tu sautes en route, compris ?
‒ Oui chef.
‒ Retiens bien les codes et surtout ne les écrit nulle part. Joyana : levier rouge à droite, engrenage de droite relevé de trois crans, trois tours complets du piston doré, et ensuite tu tires à fond la poignée en métal. Le duc : levier bleu à droite, engrenage de gauche baissé de quatre crans, un tour et demi de piston – lui n'en a qu'un – et tu tires la poignée. Compris ?
Kayel répète ces étranges instructions avec une facilité qui l'étonne lui-même. Tenkar hoche la tête, satisfait. La triple serrure est une mécanique délicate et haut de gamme qui ne permet pas la moindre erreur.
‒ Et le code du comte ? demande brusquement l'adolescent.
‒ Qu'est-ce que tu en ferais ?
‒ Au cas où il y ait un problème...
‒ Nous ne l'avons pas encore. Fleyon te le donneras si besoin, ne t'en fais pas. N'attends pas notre signal pour agir, file dans les chambres dès que les cloches du bal retentiront.
‒ Bien. »
Les deux bandits se séparent. Kayel se répète les codes si importants. La franchise et l'attention de Tenkar ont réussis à enfin faire taire cette méfiance qui le torturait. Bien entendu qu'il fait parti de leur plan et qu'ils fuiront ensembles ! Et ils seront tous riches. Kayel est content d'avoir parlé de sa famille à son chef : il se sent compris, reconnu comme étant le dépositaire d'une noble mission. Tenkar ne peut pas le laisser tomber en sachant à quel point son but est vital. Non, pas lui.
En descendant l'escalier, Kayel est si concentré sur les codes qu'il renverse presque Clama. Elle lui lance :
‒ Fais un peu attention !
‒ Désolé, je pensais à... quelque chose. Vous allez bien ?
‒ Aucune importance, c'est toi qui attire les problèmes. Je ne sais pas ce que tu bricoles dans ce château, mais... (elle se met à parler tout bas) le maître d'armes t'a repéré. A ta place, je filerai tout de suite. Ce gars n'a pas l'air commode ni né de la dernière pluie.
‒ Comment ça, il m'a repéré ?
‒ Je l'ai entendu parler de toi au comte. Il lui a dit de se méfier, et que tu rôdais auprès de l'ouverture de la chambre forte. Il a dit aussi de ne rien faire pour le moment, pour te prendre sur le fait.
Le cœur de Kayel se serre. Son esprit s'emballe. Il tente frénétiquement de trouver une raison logique à la trahison de Tenkar, une raison qui s'imbriquerait dans un plan plus vaste où tout le monde sortirait gagnant de l'aventure. En vain, bien sûr : la seule raison logique à ce discours est que Tenkar se prépare un bouc émissaire. Une fois que Kayel aura ouvert les portes, les gardes l'arrêteront, et pendant qu'il tentera de faire venir le maitre d'arme à son secours en protestant haut et fort, celui-ci pourra tranquillement faire sortir l'or du château. Kayel sera pendu. Les trois bandits seront riches. Et sa famille attendra en vain son secours...
Hors de question.
‒ Merci de m'avoir prévenu, Clama. Mais ne vous inquiétez pas pour moi. Je vous promets de m'en sortir.
‒ Je suis ta complice maintenant, alors tu as plutôt intérêt à tenir parole, petit. Bonne chance. »
Sur ces mots la couturière s'en va, après lui avoir adressé un dernier regard plein de compassion. Kayel est sous le choc et ça se voit. Difficile de ne pas le prendre en pitié. Il est le seul à connaître le poids de la haine qui bouillonne en lui. Une haine qu'il sait utiliser.
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La bourse ou la vie
FantasyLes premiers pas du jeune Kayel dans la carrière de bandit de grand chemin ne se passent pas exactement comme il l'aurait voulu... Difficile aussi de concilier des rêves de combats épiques et d'or coulant à flot avec une réalité cruelle. Evidemment...