Dernier acte

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Joyana, fille du comte d'Harlicourt, est extrêmement nerveuse en attendant que résonne la cloche du bal. Ce sont ses débuts de femme qui se jouent ici et son avenir d'épouse. Pourtant les battements désordonnés de son cœur auraient parut calmes à Kayel tandis qu'il guette le son de la même cloche. Il s'est débrouillé pour s'éclipser du service mais il ne doit pas monter dans les étages trop tôt. Ni descendre à la lingerie vérifier que la malle est bien arrivée. Ni réfléchir à tout ce qui pourrait mal tourner dans son plan et qu'il ne contrôle absolument pas. Surtout ne pas réfléchir. Les dés sont lancés. La journée lui a parut interminable.

La cloche sonne. Kayel enlève ses ongles profondément enfoncés dans ses bras et monte les escaliers. L'endroit est désert. Il ne croise même pas ses complices. Il ouvre les deux mécanismes dont il a la charge, tremblant à chaque instant que la garde n'arrive. Mais ils ont un horaire bien précis, n'est-ce pas ? Tenkar s'est arrangé pour qu'ils arrivent assez tard pour lui laisser le temps d'ouvrir les deux mécanismes. Mais pas assez pour ne pas le prendre sur le fait. Et c'est ce qui arrive - Kayel avait beau le savoir, il tremble en voyant les arbalètes le menacer. Ce n'est vraiment pas le moment de mourir. Il lève pacifiquement les mains et interpelle le comte :

« Ce n'est pas ce que vous croyez ! J'ai été obligé à faire ça ! Les voleurs sont dans votre chambre en ce moment même ! Envoyez des gardes si vous ne me croyez pas, je n'ai aucune chance de m'enfuir, mais je vous assure que celui qui se fait passer pour votre maitre d'arme vous dépouille !

Le comte ricane. A ses cotés, un sergent mal à l'aise lui glisse :

‒ Maître... l'ordre de vider la chambre forte venait bien de vous, n'est-ce pas ? Pour mieux coincer ce gredin ?

Le comte blêmit et rugit :

‒ QUOI ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?

‒ Heu, le maitre d'arme a réquisitionné des hommes pour...

‒ Tous à la chambre forte ! Immédiatement ! Rattrapez-moi ce traitre et clouez-le au pilori ! Et mettez-moi ce gamin au frais, je l'interrogerais plus tard. Allez, plus vite ! »

Tout le monde se précipite dans l'autre aile. Kayel reste prisonnier d'un vieux garde qui n'a pas l'intention d'aller affronter le maitre d'arme, même à coup d'arbalète. Plus d'un soldat regrette de ne pas avoir fait le même calcul, d'après les bruits qui leur parviennent : des cris d'attaque mais aussi de nombreux cris de douleur, des meubles qui se brisent, une lampe qui explose... Tenkar et ses hommes doivent se battre comme des lions et Kayel se surprend à admirer, une dernière fois, l'habilité diabolique de celui qu'il considérait comme son chef - comme la personne la plus fantastique du monde. Au bout d'un moment, le silence reprend ses droits, à peine troublé par les exclamations des gardes qui se lancent les uns aux autres des ordres contradictoires. Les bandits ont réussi à s'enfuir. Kayel tente de les oublier et se concentre sur sa propre évasion. Le fait qu'il ait été confié à un seul soldat, vieux et lâche par-dessus le marché, est une sacrée aubaine : il ne lui manque plus que la stupidité et le tableau sera parfait. Kayel n'est même pas attaché. L'homme se contente d'agiter vaguement devant lui une arbalète aussi rouillée que lui.

« Là ! » hurle-t-il en désignant un point derrière le soldat. Celui-ci se retourne en sursaut et se fait violemment plaquer au sol par Kayel. L'adolescent ne sait pas se servir d'une épée mais il sait se battre au corps à corps et n'a aucun mal à lui arracher des mains son arbalète et son épée.

Maintenant, il doit faire vite, tant que les autres sont occupés à courir après Tenkar. Il passe par l'escalier de service pour rejoindre au plus vite la lingerie et la rivière. Il bouscule une servante qui hurle en le voyant s'enfuir comme un possédé armé jusqu'aux dents. Il se maudit de ne pas l'avoir fait taire, tout en sachant que la seule solution aurait été de la tuer et qu'il n'aurait jamais pu s'y résoudre. Elle n'était pas du tout prévue dans le plan...

Son cri alerte la garde.

Le temps qu'ils le rejoignent, Kayel a débouché à l'air libre dans la cour du château. Partout il voit des armes luire. Le maitre d'arme avait vraiment sorti le grand jeu pour un modeste fils de tailleur... et ils sont trop furieux de s'être laissés bernés pour être indulgents envers un éventuel complice armé. La seule raison pour laquelle ces hommes en arme s'approchent de lui lentement au lieu de lui courir après, c'est pour ne pas se gêner les uns les autres tandis qu'ils referment inexorablement leur piège d'acier.

Alors que la situation est désespérée, Kayel se sent parfaitement calme. Il a bien l'intention de ne pas mourir ce soir. La solution est forcément à sa portée. Il n'a plus qu'à la trouver.

Lentement il jette ses armes. Et il recule vers le puits. Pensant l'acculer, les gardes le laissent faire. Ils ne savent donc pas que les puits de la cour ne servent qu'à remonter l'eau de la rivière sans avoir à monter et descendre la falaise ? Kayel leur sourit. Les salut d'un grand geste de chapeau imaginaire. Et se jette à l'eau.

Elle est diablement froide et sacrément rapide, potentiellement mortelle, et pourtant, comme flattée par le rôle de premier choix qu'il lui confie, la rivière ne lui fait que quelques bleus avant de le laisser s'accrocher à un anneau encastré dans la pierre. Il émerge et vérifie qu'il est toujours vivant. Oui, on ne peut sûrement pas être mort et avoir l'impression d'échapper de justesse à une étreinte avec l'Homme de Glace lui-même. Il se hisse au sec.

Un grand sol en pente douce permet aux lavandières du palais de laver les immenses draps seigneuriaux avant de les confier à un monte-charge. Au monte-charge, le panier. Kayel vérifie que c'est le bon - oui, le manteau est bien là. Il ne lui reste plus qu'à le laisser glisser le long de la pente pleine de savon et le hisser dans la barque des lavandières. C'est difficile mais il y arrive de justesse. Après quoi il n'a plus qu'à se laisser filer le long du courant.

Vers la liberté.


La bourse ou la vieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant