Avec le recul, il se demande comment il a pu supporter tout cela si longtemps. Sans doute parce que ça paraissait parfaitement normal à tout le monde. Son père était un tailleur réputé qui vendait robes et tuniques à des kilomètres à la ronde.
Peu à peu, au fur et à mesure qu'ils grandissaient, il avait formé ses enfants à remplacer ses employés. Question d'économie. Kayel était devenu son intendant tandis que ses six filles étaient ses couturières et faisaient tourner la boutique. Seul le deuxième garçon, Kafel, avait droit à un avenir. Et personne au village n'y trouvait rien à redire : la place de l'ainé est de succéder à son père, la place des filles est d'aider leur famille en attendant d'être mariées.
Kayel ne voulait pas devenir tailleur mais il n'avait rien dit. Sa sœur ainée Mirry ne voulait pas épouser l'homme choisi par leur père mais elle n'avait rien dit non plus. Il n'y avait rien à dire. Kayel avait créé lui-même la coiffe de mariage de Mirry, il avait veillé à ce qu'elle soit plus belle que toutes celles qu'il ait jamais faites, même pour leurs plus riches clientes, car c'était le seul cadeau qu'il pouvait lui offrir. Et Mirry était partie, emportant sa patience et son habilité.
Les choses s'étaient passées autrement pour la sœur suivante. Ellia était très différente de Mirry. Kayel se rappelait d'elle comme un éclat de rire permanent. Bonnes blagues ou mauvaises farces, chansons ou imitations, Ellia ne s'arrêtait jamais et étouffait d'innombrables fous rires sous son tablier qu'elle relevait précipitamment lorsque leur père arrivait.
On ne voyait plus que ses yeux brillants au-dessus du tissu, deux éclats de rire silencieux qu'il ne fallait surtout pas croiser du regard si on ne voulait pas pouffer à son tour. Ce qui finissait toujours par se produire quand même. Les enfants fautifs étaient punis à coup de fessées, de corvées, de privations. Mais Ellia riait toujours. Elle qui n'était pas jolie, tout paraissait plus beau à ses cotés. La vie était plus gaie et plus légère.
Lorsqu'à son tour elle dû se marier, leur père avait choisi Endarr, un homme fort qui saurait la mater. Le père n'aimait pas le rire perpétuel d'Ellia. Les gens ne sont pas sur terre pour être heureux, ils sont là pour travailler dans une digne honnêteté avant d'aller rejoindre leur créateur. A nouveau Kayel avait tressé les cheveux de sa sœur dans les motifs complexes de la coiffe, à nouveau il l'avait vu partir, à nouveau il n'avait rien dit.
Le rire d'Ellia s'était brisé, devenant un ricanement de sorcière. Ses plaisanteries n'étaient plus que des moqueries cyniques et cruelles. Son regard ne brillait que de haine. Personne ne savait ce qui lui arrivait dans l'intimité conjugal. Kayel savait juste qu'elle était sans défense. Une femme doit se dévouer à son mari. Jusqu'à la mort. Un frère n'a rien à y redire. Et il n'avait rien dit.
En repensant à son passé, il se revoit empoisonné par son propre silence, aveu de son impuissance tandis que sa famille, les personnes qu'il aimait plus que tout, souffraient des décisions du tyran. Silence quand Kassa menaçait de se tuer si on ne la laissait pas épouser l'homme qu'elle aimait. Silence quand le père hésitait sur la fille qu'il voulait « garder pour ses vieux jours ». Silence devant les coups et les injures envers celles qui les faisaient tous vivre. Silence et obéissance. Kayel s'était laissé absorber par son rôle, étouffant sa personnalité et ses propres désirs. Il avait été un bon fils.
Jusqu'à qu'Ellia revienne au milieu de la nuit dans la maison familiale et le réveille. Elle pleurait. Jamais, aussi loin que l'adolescent se rappelle, il ne l'avait vue pleurer.
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La bourse ou la vie
FantasyLes premiers pas du jeune Kayel dans la carrière de bandit de grand chemin ne se passent pas exactement comme il l'aurait voulu... Difficile aussi de concilier des rêves de combats épiques et d'or coulant à flot avec une réalité cruelle. Evidemment...