Mélodie sourde

2 1 0
                                    

Un rayon de soleil pénétra la petite chambre de Luca. Il lui tourna le dos, aveuglé par cette lumière inhabituelle. La pièce baignait dans un paisible orange ; il faisait bon. Agité, le garçon somnolent ne tarda pas à se réveiller dans le spectacle de feu. Son âme était étrangement légère, flottant dans la douceur de ses draps. Plusieurs minutes confortablement longues passèrent, puis les yeux de Luca se posèrent sur une peluche. Il n'aurait su expliquer les sentiments qui prenaient son cœur à son contact. Luca promena son regard sur sa chambre remplie de photos et posters. Tout lui paraissait nouveau, pourtant il se sentait chez lui. Un matin d'été comme les autres, qui semblait l'accueillir comme un revenant.

Le garçon arrêta sa contemplation pour se diriger vers ses rideaux dans un tourbillon de poussière ensoleillée. D'un geste brusque, il les écarta. Les yeux aveuglés, il mit quelque temps à faire face au soleil. Dos à ses murs d'un jaune à présent éclatant, il observa tout ce qui s'offrait à lui par la fenêtre. Un ciel infiniment bleu. Partout où il posait ses yeux, sa couleur était la même ; claire et empreinte de joie. Il ne voyait pas le bout de cette immensité réconfortante, et pas un fragment de noirceur ne tâchait le tableau lumineux. L'astre haut dans le ciel chatouillait sa peau nue, l'invitait à sortir.

Dans les rues ensoleillées, Luca avait l'impression de faire ses premiers pas. Le gravier inégal mais intact lui procurait un sentiment indéchiffrable. Ses chaussures claquaient au sol et se mêlaient à la foule. Luca, la bouche entrouverte, s'amusait à pivoter sur lui pour observer ses alentours. Ici, un homme qui écrivait, attendant que son café refroidît, là-bas, un chat passant de toit en toit. Les feuilles des arbres agitées, un artiste de rue, des enfants fatigués ; la vie grouillait dans les grandes rues de cette ville. Ce qui frappait le garçon émerveillé était les rires qui résonnaient de temps en temps. Cristallins ou silencieux, ils surprenaient ses oreilles inhabituées. C'était une mélodie unique qui traversait l'air, figée dans le temps, pour aussitôt s'évaporer à jamais.

En dépassant un bar festif, Luca entra dans une fumée de tabac pour aussitôt la quitter. Cette odeur le fit s'arrêter au milieu du trottoir. Il se retourna. Cet instant qui n'avait duré que quelques secondes lui était terriblement familier. La lourdeur de cet air coloré, il la connaissait. Ses pensées confuses furent coupées lorsqu'un inconnu le bouscula. Un rapide juron, et la personne s'en alla. Dérouté, Luca reprit sa route. Un malaise grandissant lui obstruait la vue.

Les conversations alentours lui semblaient plus fortes ; ses oreilles bourdonnaient. Il leva les bras pour couvrir le bruit lointain. Pris dans la vague de sueur, il ne savait plus où il allait. Il se sentait soudain minuscule dans la masse humaine qui l'entourait. Ses yeux cherchaient une issue dans le tourbillon d'âmes pressées. Au-dessus des têtes, qui lui paraissaient trop hautes, Luca fut aveuglé par la vive lumière du ciel. Maintenant qu'il l'avait remarquée, il avait chaud. Il tira l'avant de son t- shirt pour évacuer l'oppression du soleil.

Les rues étaient toutes les mêmes et ne débouchaient sur rien. Luca tourna pour la énième fois dans une rue bondée. Une foule se massait autour d'un groupe de musiciens. Assourdi par le bruit des trompettes, il se retourna pour prendre une autre rue. Il s'éloignait, courait presque, mais la musique stridente le poursuivait, collait son dos. Comme des bras acérés qui compressaient sa cage thoracique, les rires assourdissants se joignaient à la cacophonie et le retenaient prisonnier. Ils clamaient, s'immisçaient dans chaque pore du garçon pour atteindre son cerveau.

Son cœur battait de plus en plus fort et prit presque le dominant sur les rumeurs de la ville. Un bourdonnement continu l'empêchait d'avancer. Le chemin était sans fin, mais Luca voulait seulement sortir d'ici. Il tomba, le béton égratignant ses genoux nus. Il pouvait couvrir ses oreilles et étouffer le cri extérieur, son cœur prenait le relai pour résonner dans son crâne. Un tic-tac s'affolait en lui. Les deux battaient frénétiquement et pénétraient chaque parcelle de son âme. La lumière picotait ses yeux, clos. Les étincelles dansaient dans le noir de ses paupières. Luca se pensait sur le point d'exploser du crissement effroyable dans sa tête.

Une foule ?
Un tic-tac ?
Une alarme.

Luca se réveilla brusquement sur sa banquette. Les civils affluaient déjà en tous sens dans la vaste pièce. Une alarme couvrait les ordres lancés par-dessus les têtes. Luca reprit ses esprits en voyant les néons blancs clignoter. Il se dirigea précipitamment vers de lourdes portes de fer. « On attend les derniers, mais faudra fermer dans 30 secondes. » lui cria son supérieur. Luca hocha la tête et attendit son signal pour enclencher le mécanisme grinçant des portes. Au puissant gong de leur fermeture, le sol trembla. Luca reprit sa place sur sa banquette froide et attendit, comme tous les occupants des banquettes d'à côté.

Un premier déferlement retentissant accompagna les tremblements sous leurs pieds. Il résonnait dans les crânes des familles et faisait pleuvoir de la poudre terreuse sur elles. Les néons s'affolaient, mais tous restaient aussi calmes que d'habitude.

Luca put penser à son rêve. Il avait l'impression de l'avoir réellement vécu. Ce n'était pas un cauchemar comme il en faisait parfois. Il y était, avait ressenti chaque émerveillement, chaque source de bruit. Le jeune homme avait l'impression d'avoir vécu un souvenir. Les rues qu'il avait parcourues lui étaient familières, il le savait. Pourtant, il ne se souvenait pas avoir un jour foulé la terre du dessus. D'où sortaient alors ces images si étranges ? Ne pas se souvenir de son enfance n'avait jamais dérangé Luca. Il s'était toujours visualisé grandir dans cette organisation souterraine. On lui avait toujours dit que l'extérieur était dangereux. Alors, pourquoi les images de ces rues ensoleillées lui paraissaient si plaisantes ?

Le silence qui succéda aux bombardements sortit Luca de ses rêveries. Il flottait dans l'air une tension, et un certain soulagement. Les conversations osèrent reprendre, et peu à peu, on se relevait. Au loin, une équipe enfilait des masques à gaz. Ils s'apprêtaient à sortir et explorer les terres brûlées au-dessus de leurs têtes, à refaire face aux énormes nuages de cendres dans le ciel jaunâtre, recrachant des étincelles de sang. Le ciel chaud allait les accueillir à bras ouverts, dans une mélodie de détonations et de vrombissements sourds.

Pages volatilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant