La première fois que je l'ai vu, il dansait

2 0 0
                                    

Le ciel est noir, au-dessus des rues désertes du village. Je regarde mon ombre aller et venir à la lumière orangée des lampadaires. Le sol sableux étouffe mes pas réguliers. Il fait bien froid, pour une nuit d'été. Les volets sont fermés, les lampes de chevet éteintes, les conversations évanouies ; la fête épuisée profite du silence nocturne pour se ressourcer. Dans quelques heures, elle installera les attractions et les stands, les bibelots et les potions. Elle accueillera les yeux émerveillés, les âmes curieuses et les cœurs avides de découvrir la magie de chaque recoin de ce village enchanté. Et quand les étalages se vident, quand les artistes se démaquillent, je me dis que lorsqu'on côtoie la magie, on ne revient jamais en arrière. Elle laisse toujours un vide qu'on ne remplit qu'avec elle.

Mes pieds me guident dans les larges rues marchandes, jusqu'au grand chapiteau du village, entièrement pourpre. Malgré l'heure tardive, j'entends une faible musique en parvenir. Curieux, j'écarte légèrement le tissu épais, une douce symphonie m'invitant à entrer. Je m'avance vers le premier rang des sièges. Une odeur de fumée assaille mon nez. La source de lumière vient de quelques spots au sol, formant une paroi de poussière blanche, entrecoupée de mouvements. Quelqu'un danse, au centre de la scène, là où se trouveraient habituellement les magiciens.

C'est un individu d'une simplicité déconcertante dans ce monde excentrique qui se trouve devant moi. La façon dont il se meut, pourtant, est unique. Il semble contrôler la musique, la faire vibrer au rythme de ses pas. Comme s'il était infiniment léger, ses bras s'accordent à l'air, ses mains le caressent et ses jambes le défient. La musique est faible, la lumière discrète. Pourtant, ce danseur me fait comprendre chaque note, saisit mes yeux pour leur montrer chaque mouvement. Dans le noir, les éclairages dessinent sa silhouette. Et dans la beauté de sa performance, je décèle une émotion. Je n'ai jamais vu une expression pareille dans un spectacle. Je crois que ce que son corps m'évoque ici, c'est une tristesse infinie. J'aimerais voir son visage.

Je débarrasse mes étalages de fioles au coucher du soleil, puis me dirige à nouveau vers le chapiteau du village, l'envie de revoir le danseur d'hier en tête. C'est d'abord à un spectacle de magie banal auquel j'assiste. Cela ne m'étonne pas que les marchands ne viennent jamais ici, même si leur place est gratuite. Je reste cependant jusqu'à la fin, les musiques et les annonces vibrant dans ma tête. Dans un grand vacarme, le public déserte les lieux, suivi des artistes. Je rejoins un chemin de sortie et m'adosse aux gradins. Le silence s'installe lourdement, quand je le vois. Le jeune homme aux vêtements étonnamment simples.

- Tu n'as pas besoin de te cacher, tu sais.

Je sursaute. Il ne me regarde pas, mais je sais que sa remarque m'est destinée.

- Désolé ! Je t'ai vu hier soir. Danser. C'était... très beau.

Il lève les yeux vers moi, curieux. Je le rejoins pour l'aider dans son ménage, et m'occuper les mains. Il ne semble pas prendre peur, et au contraire, m'explique de sa douce voix qu'il profite de son travail solitaire pour pouvoir danser, quand seul le silence est présent ici, quand la nuit l'isole de l'agitation.

- Oh, je t'ai dérangé, alors. Je vais te laisser tranquille. Sauf si ça ne te dérange pas... d'avoir un spectateur, ajouté-je, sourire en coin.

Avec étonnement, je le regarde se diriger vers les enceintes pour régler la musique. Ma présence ne le gêne pas. À vrai dire, j'ai l'impression que rien ne peut le perturber. Cette fois-ci, il me tourne le dos, face à la lumière. Je ne vois qu'un halo blanc autour de sa silhouette, mais comme la première fois, je suis envoûté. Ce soir, c'est « liberté » que me chuchotent les mouvements du danseur, Ambrose. Immortel, comme guidant le temps à sa convenance.

Le lendemain, j'y retourne de nouveau. Les silhouettes s'installent au fur et à mesure dans les gradins à côté de moi. Quelques secondes, dans le mouvement effréné du public, je réussis à apercevoir Ambrose se diriger vers les loges. Son regard... il n'a plus rien de ce que j'ai vu les soirs précédents. Ses yeux sont baissés, son dos est courbé. Ces pas-ci me crient « lassitude ». Mes pensées m'occupent durant la soirée, tandis que les enceintes vibrent, que la fièvre du spectacle s'empare de l'assemblée.

Pages volatilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant