_Journal de bord-quinze octobre 1948_
*neuf heures*
Le doux bruit de ma page qui se tournait pour venir retomber sur celle d'avant ; la légère luminosité dorée précédant l'aurore qui traversait les carreaux de verres ; et les conversations silencieuses qui se cachaient de l'autre côté d'une rangée de livres aux reliures usées. Cette pièce regroupant les fantômes de la mémoire sur une pancarte de bois intitulée bibliothèque.
Habituellement je lisais avec les filles, allongées dans l'herbe des jardins extérieurs de l'académie, mais les températures d'automne ne nous le permettaient plus à cette époque.
Je pris une nouvelle inspiration, respirant cette odeur d'ambre et de parchemins, embrumant mon esprit déjà abandonné par le récit de mon roman.
Les jours défilaient sans me laisser la moindre chance d'exister. Les événements s'enchaînaient, nous étions balancées de bâbord à tribord entre les études et répétitions de tout genre. Tel était la vie des étudiantes de quatrième année dans une école catholique et conservatrice. Il y avait des moments où j'avais juste envie de courir jusqu'au hall d'entrée pour pousser ces grandes portes de bois qui oppressaient mon air. J'aurais traversé la cour intérieure, écrasant les feuilles mortes et passé la grille de sortie qui, elle, était toujours ouverte. Les pieds dans l'herbe et l'adrénaline de la liberté, je ne savais pas si je serais re-rentrée ...Ma tranquillité fut soudainement dérangée par un livre venant se poser grossièrement en face de moi. J'ai levé les yeux vers ma perturbatrice et fus surprise d'y rencontrer les prunelles de Mary-Thérèse. Elle me fit un signe de tête en direction ma table en bois et je lui souris en réponse avant qu'elle ne prenne place devant moi.
Le calme redescendit au niveau de nos respirations se mouvant à l'unisson. Je me permis de lui jeter un regard muet et pus observé sa concentration à travers ses fins traits. Feuilletant un bouquin abîmé, Mary laissait ses yeux divaguer entre les lignes. Il aurait fallu que je me penche de quelques centimètres pour effleurer son visage impénétrable du bout de mes doigts. Pourquoi avais-je cette envie de la serrer dans mes bras jusqu'à ce que mes forces se défassent ? J'en conclus que ma discrétion avait encore une fois échoué quand elle releva sa tête pour croiser mes yeux légèrement embarrassés. Malgré toute ma volonté, je ne puis me détacher de cet étrange échange. Ses sombres iris continuèrent de me fixer d'une mystérieuse façon, mais qui étonnamment, ne me semblait point dérangeante. Depuis quand n'avais-je pas bougé? On aurait dit que le temps s'était arrêté entre nos deux corps assis face à face.
Ma conscience a doucement ralenti ses engrenages à la vue de la puissance qui émanait de ses yeux. Un regard qui en aurait fait plier plus d'uns. Je l'observais parcourir mon visage, s'attardant prudemment sur la partie inférieure de celui-ci avant de remonter à mes yeux. Une pure étincelle imprégnait maintenant les siens, la braise avant le feu. Je n'avais point les mots pour exprimer ce que je voyais. Intensité. Beauté. Desire.
Puis, subitement, son regard fut recouvert d'un indéchiffrable voile et j'eus à peine le temps de discerner un léger tremblement de ses pupilles avant qu'elle ne mette fin à notre contact. Aussi rapidement qu'il n'était apparu. Le siècle qui s'est consumé durant ma réalisation, lui permit de se lever et de partir silencieusement, son livre dans les mains. Je me suis surprise à laisser divaguer mes yeux le long du couloir par lequel elle s'était évaporée.
Mon cerveau manquait-il cruellement d'eau, ou en était-il inondé ? Car j'avais beau me le répéter dans ma tête, je ne comprenais pas la nature de cette interaction visuelle. Cela n'avait aucun foutu sens.*Ellipse de temps*
— L'histoire de notre civilisation n'est point une matière que vous pouvez négliger arrivé à votre âge. Nous expliqua notre maître du café comme aimait le surnommer Giselle, et un maître de la géographie comme il aimait être appelé. Un vieux monsieur à lunettes avec une démarche monarchique, serait plus approprié.
— Aujourd'hui, nous allons reparler du règne de Napoléon, mais surtout du rétablissement de certaines écoles religieuses qui ont malheureusement presque toutes disparues. J'ai moi-même été formé par la congrégation des « Frères des écoles chrétiennes ». Se vanta-t-il avant de faire une pause dans son discours en se retournant vers le tableau de craie pour venir, dans un délicieux grattement, écrire une phrase qui sembla glacer mon sang.
— « Je désire qu'il en sorte, non des femmes très agréables, mais des femmes vertueuses; que leurs agréments soient de mœurs et de cœur, non d'esprit et d'amusement. » Tel était les dires du général Bonaparte vis-à-vis de la gente féminine. Récita-t-il avec, si je ne m'abuse, une fierté non camouflée.
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Journal de bord|¹⁹⁴⁸
Novela Juvenil_"Fuir pour construire"_ C'est en septembre 1948 que nous rencontrons Joséphine Sinclair dans son journal de bord, retraçant les événements qui l'ont amené à se faire une place dans le combat d'une révolution autant sociétale que poétique. À vingt...