11 a viz C'hwevrer 2353*

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Kristen connaît déjà Paris, et aussi Stuttgart. Je ne vois pas comment j'ai fait pour ne pas m'en rendre compte plus tôt.

On était dans une rue, pas loin de la bourse, l'endroit où, parfois, elle arrive à trouver un peu de travail, quand un homme, un sorcier, l'a interpellée. Lédrac, qu'il s'appelle. Il est un peu plus âgé qu'elle, mais il paraît plus jeune.

Elle n'a pas semblé très heureuse de le retrouver, ni très à l'aise lorsqu'il nous a proposé de venir manger chez lui. On l'a quand même suivi dans les quartiers des enchanteurs.

Lédrac vit seul dans sa grande bâtisse, avec un domestique qu'il traite comme s'il n'existait pas. Un webster, m'a précisé Kristen. Dans les habitations sorcières, il fait chaud et clair, et je me suis pris à imaginer y passer une nuit sans avoir à lutter contre le froid. J'ai un peu changé d'avis sur le sujet, depuis.

Je n'ai pas tout compris des discussions qu'ils ont eues, tous les deux, mais j'ai quand même deviné pas mal de choses. Par exemple, que Kristen avait plus ou moins été en couple avec son frère, à lui, et que, de fait, ils s'étaient côtoyés longtemps quand elle était plus jeune. J'ai noté aussi qu'il évoquait de son cadet avec la déférence qu'on accorde aux morts.

Il y avait quelque chose de gênant dans cette soirée, quelque chose qui me donnait envie de partir, malgré le confort dont j'étais heureux de profiter. Pourtant, ils n'ont pas parlé de choses très intéressantes. Ce qu'on faisait sur Paris (Kristen a inventé un mensonge), où est-ce qu'on logeait (un autre mensonge pour dire qu'on était hébergés chez des amis), quels étaient nos projets pour les semaines à venir... Lédrac, à vrai dire, ne m'a qu'à peine adressé la parole. Il m'a demandé mon nom et ce que je faisais de mes journées, et n'a pas écouté la réponse : il n'avait d'yeux que pour Kristen.

Au moment de le quitter, sur le pas de la porte, il m'a serré la main, mais Kristen, il s'est penché pour l'embrasser, et, comme elle s'est détournée, il a glissé ses doigts le long de son cou. Elle m'a empoigné le bras et entraîné dehors en vitesse.

On a marché dans les rues, sans rien dire de plus. Les pommettes de ses joues ont mis très longtemps à reprendre une teinte neutre, peut-être aussi à cause du froid mordant de la nuit.

Rentrés chez nous, on est allés se coucher, toujours en silence. Pour se garder des gelées, on dort dans la même chambre. Souvent, dans le même lit. À l'abri sous les épaisseurs de plume et de tissus, j'ai enfin osé poser la question qui m'a hanté toute la soirée : son frère, à Lédrac, est-ce que c'était le père de Léonie ?

« Oui », a lâché Kristen, d'une voix si sèche que j'ai pas risqué en demander plus.

Allongée à côté de moi, je l'ai sentie se tendre et devenir aussi raide qu'une bûche. J'ai regretté de ne pas avoir tenu ma langue, parce que je savais qu'elle se retenait de pleurer.

Pourtant, au bout d'un moment, alors que j'allais m'endormir, elle a fini par parler. Par me raconter son histoire. Elle est née aux alentours de Stuttgart, avant que l'Ordre n'impose sa doctrine dans la Fédération. Quand elle était gamine, elle jouait parfois avec des enfants sorciers et, dans la même rue, il pouvait y avoir des familles mixtes, et ça ne posait pas de problèmes.

Puis Leuthar est arrivé. D'abord, les Fédérés ne lui ont pas trop prêté attention. Ses idées et sa hargne contre nous dérangeaient ses concitoyens qui avaient des amis parmi les sans-magie.

Leuthar a alors recruté une petite milice, les Vestes Grises, avec qui il a discrètement commencé à faire pression sur certaines personnes du gouvernement des enchanteurs. Petit à petit, il a réussi à évincer tous les humains des décisions de la Fédération et, quand ça a été fait, il a continué en les excluant tout court de la société sorcière. Son message, comme quoi nous serions les uniques responsables des Cataclysmes, n'était pas si courant avant ; en fait, en parler était même un peu tabou. Des enchanteurs le pensaient sans doute, mais ne le verbalisaient pas. Leuthar leur a en quelque sorte donné le droit de le dire, et ça s'est répandu comme une tache d'huile grasse et crade dans leurs mentalités.

Kristen, très jeune, était tombée amoureuse d'un sorcier de sa rue. Ermac, le frère de Lédrac, donc. Ils s'étaient mariés alors que les idées de Leuthar n'étaient pas si populaires. Ils avaient vécu deux ans à Stuttgart, dans une maison à eux, puis l'Ordre les a pris pour cible, comme beaucoup d'autres couples mixtes. Leur maison a été incendiée, ils ont fui à Paris, une ville réputée pour être plus tolérante.

Ils n'avaient plus rien. Ils ont dû tout reconstruire ici, contre l'avis de la famille d'Ermac (je ne sais pas ce qu'est devenue la famille de Kristen, elle ne m'en a pas parlé), qui leur a assez rapidement envoyé Lédrac, pour les surveiller.

L'arrivée de Léonie a terminé de détruire leur couple. Ce n'est pas moi qui le dis : c'est Kristen, mot pour mot. Elle a lâché ça avec une amertume sombre, comme si elle avait une enclume dans sa gorge.

Durant la grossesse, déjà, c'était de plus en plus compliqué : Ermac a commencé à redouter le regard des autres sorciers, à avoir peur de leur jugement, à ne plus assumer leur relation. Puis, Léonie est née, et ça a été pire. Elle avait un problème, elle ne grandissait pas bien, elle ne se développait pas bien. C'est souvent comme ça, les enfants mixtes, m'a expliqué Kristen. Souvent, mais pas tout le temps.

« Léonie, on l'a voulue, on l'a désirée, on espérait l'aimer ensemble, fonder une famille », elle m'a dit dans un murmure. « Mais c'est devenu trop difficile, trop dur à gérer... Notre couple avait déjà trop souffert, il n'y a pas résisté. Ermac s'était engagé dans la P.M.F. au sein d'une unité déployée proche de la frontière est de la Fédération. Un jour, il est rentré en permission, et nous nous sommes quittés. On n'a pas crié, pas pleuré. On savait que c'était la seule décision à prendre. Le lendemain, il est allé vider notre compte — enfin, le sien puisqu'à l'époque déjà, je n'y avais plus le droit, en tant qu'humaine. Il m'a donné toutes nos économies. »

Avec l'argent, Kristen est partie de Paris avec sa fille. C'est comme ça qu'elle est arrivée en Bretagne. Elle n'a été informée de la mort d'Ermac que des années plus tard : tombé sur un champ de bataille, lors d'un affrontement entre l'armée régulière et les Vestes Grises.

À la toute fin, quand elle a eu terminé son histoire, elle a laissé un très long silence se consumer entre nous deux. Je sentais bien qu'elle n'avait pas tout dit, qu'elle taisait ce qui lui faisait encore horreur. J'ai pas cherché à en apprendre plus. Je lui ai demandé si elle voulait qu'on dorme, maintenant.

Elle a répondu que non. Que puisque j'avais rencontré Lédrac, puisque je risquais de le croiser de nouveau, il fallait que je sache : pendant que son frère était à l'armée, il visitait Kristen. Il l'avait forcée, puis il l'avait fait chanter pendant des mois. Elle a ajouté qu'à l'époque elle avait bien essayé d'aller en parler aux P.M.F., mais que sa parole d'humaine ne valait plus rien.

Après qu'on eut mangé chez lui, Lédrac s'est renseigné et a obtenu notre adresse. De temps en temps, il frappe à la porte. La première fois, Kristen la lui a fermée au nez. Le lendemain, les P.M.F. ont débarqué à la maison, ont tout retourné, ont trouvé un prétexte quelconque (bon, faut avouer, ils ont pas dû chercher très loin vu tout ce que je vole) et ils m'ont coffré pendant trois jours.

Les visites d'après, Kristen a suivi Lédrac.

Depuis, quand elle découche comme ça, je passe la nuit avec l'envie de vomir et, au matin, lorsqu'elle revient avec des viennoiseries offertes par cet homme, je n'arrive pas à en avaler ne serait-ce qu'un bout.

À la place, on les brûle ensemble dans la cheminée. C'est gras, ça flambe bien. C'est devenu comme un rituel.

* 11 février 2353

Le carnet de MadenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant