AARON.— Jenni-chérie, aimes-tu la neuvième symphonie de Beethoven ?
Je parcours ma collection de vinyle dans la plus grande insouciance, fredonnant la célèbre Ode à la Joie à voix haute, dans l'espoir que mon invitée adorée puisse la reconnaître.
— Alors, ça te dit quelque chose ? m'enquis-je, en haussant le ton.
Je ne reçois aucune réponse, ce qui m'aurait franchement mis en colère s'il ne s'agissait pas de Jennifer.
— Je commence tout juste à m'intéresser à la musique classique, vois-tu, et je ne connais que les grandes lignes ; un peu de baroque avec Vivaldi, un peu de romantique avec Tchaïkovski, et tout, et tout. Mais n'empêche que je mentirais si je disais que j'avais entendu quelque chose qui égalerait la neuvième de Beethoven. Depuis que Marcelline me l'a fait écouter, elle me hante littéralement.
Le même silence radio s'éternise du côté de Jennifer.
— Je sais que je ne suis qu'un amateur, et que bien mieux, aux yeux d'un expert, doit exister, je reprends un peu plus fort. Mon répertoire classique est encore jeune, je l'admets, mais ça ne devrait pas tacher la crédibilité de mon goût... Oh, le voilà ! ajouté-je pour moi-même, réjoui.
C'est religieusement que je retire le disque vinyle tant convoité de sa pochette parfumée au café, en prenant grand soin de ne pas laisser d'empreinte sur la surface d'encre. Je délaisse ma collection dans un état désolant et entreprends un trajet délicat vers mon tourne-disque. J'évite de poser le pied sur un exemplaire de Feuilles d'herbe, sautille par-dessus la cassette abandonnée de Paris, Texas, et manque de me rompre le cou sur un paquet de cartes de tarots oublié (l'arcane 15 dépasse du paquet et le diable qui l'orne me nargue avec perfidie).
— Tu sais, Jennifer, le quatrième mouvement est si divin qu'il m'a soigné. Tu lui dois ta vie, quand on y pense. Si Ludwing van Beethoven, sourd et misérable, ne s'était pas assis un beau jour pour composer cette fameuse pièce musicale, je t'aurais tordu le cou à l'heure qu'il est. Et t'aurais probablement très vite fini dans la gamelle de Toto.
Je m'interromps subitement à la vue d'un tube de brillant à lèvres scintillant sur le tapis. Un vague sourire vient posséder ma bouche lorsque je m'en saisis pour l'examiner. Une jolie teinte framboise transparente, une odeur surette, une consistance huileuse terriblement douce. Ça a dû échapper à Crystal alors qu'elle empochait furtivement l'un de mes canifs, ainsi que ma seule lampe torche fonctionnelle. Une vraie petite voleuse, celle-là. Je jette un dernier regard à l'extrémité spongieuse sur laquelle sa bouche s'est tant posée, avant de ranger le tube dans ma poche.
— Enfin, toute cette puissance ! clamé-je en écartant d'une main les feuilles de mon adorable dattier du Mékong. Ce chœur qui jaillit à l'unisson, et l'explosion profonde de l'orchestre, un vrai chef-d'œuvre. C'est une pièce qui te glisse sous la peau, vois-tu ? Absolument divine. En l'entendant pour la première fois — j'avais quoi, 8 piges ? —, j'ai cru mourir. J'ai cru voir Dieu, et je ne crois même pas en Dieu.
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DREAMS HOLLOW
ParanormalLorsque l'argent fait tourner le monde à l'envers, des êtres sans scrupules et maniaques accumulent les millions comme un pendule antique accumule la poussière, des enfants perdent leurs innocences dans la plus funeste des vilenies, et la mort se po...