1-3 Comme du plomb

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Le repas s'éternise. Alba a mal à la tête ; ses épingles à cheveux lui griffent le crâne. Contrairement à ce qu'elle escomptait, la chaleur reste élevée et l'hypocras ainsi que sa rencontre avec l'Italien n'arrangent rien. Le brouhaha des conversations l'enivrent davantage et son échange avec la Comtesse de Bongart est laborieux.

Elle ignore à quel jeu se prête l'Italien, mais il l'observe toujours depuis l'autre côté de la table, un peu à sa droite. Il n'a cessé de la fixer qu'à de rares occasions. Elle n'a pas besoin de vérifier pour le savoir, elle sent la brûlure de son regard sur sa peau.

Ses tentatives pour garder son flegme échouent, car sous la surveillance de l'étranger, elle a l'impression que chacun de ses gestes est provoquant : quand elle passe sa langue sur les lèvres pour en ôter le jus de viande ou quand elle tamponne la sueur à son corsage.

Dès la fin du repas, Alba se réfugie dans sa chambre sous le prétexte de se changer, alors qu'elle désire juste se libérer de ce regard envoûtant. Un homme ne l'a jamais mise dans un état pareil, a fortiori sans prononcer un mot. Son expérience quant aux jeux de l'amour se résume à des effleurements timides avec un garçon d'écurie et à la cour du sergent de Guise, mais elle ne pensait pas qu'elle pourrait être chavirée par un simple regard...

Après avoir repris ses esprits et s'être habillée d'une robe de satin coquelicot, Alba frappe à la porte de son oncle, espérant l'entretenir du mystérieux jeune homme. Dépitée de ne pas obtenir de réponse, elle se résout à redescendre. Les convives s'apprêtent à rejoindre la salle de bal où les musiciens ont commencé à jouer, mais elle préfère s'esquiver en direction des jardins. Une promenade lui fera le plus grand bien !

La jeune femme n'a pas fait deux pas sur la pelouse qu'une main lui saisit le poignet. Retenant un cri, elle fait volte face pour tomber nez à nez, ou presque compte tenu de leurs différences de taille, avec celui qu'elle tente précisément d'éviter.

— Mon Dieu, vous m'avez fait peur ! N'en faites pas une habitude, je risquerais bien de défaillir la prochaine fois !

L'homme ne prononce pas un mot, en revanche il ouvre ses bras immenses, laissant entendre qu'il serait prêt à la retenir si jamais elle s'évanouissait. Alba glousse derrière sa main gantée, mais elle note qu'il comprend parfaitement ce qu'elle dit.

De ci, de là, des torches illuminent le parc pour jalonner le chemin des promeneurs et Alba s'engage dans une allée en direction de la rivière, de l'autre côté de laquelle se trouve la verrerie. Avec un mélange d'appréhension et de satisfaction, elle constate que l'Italien la suit.

— Avez-vous apprécié votre dîner, Signore Zanetti ? Les mets étaient-ils à votre goût ?

Côte à côte, ils s'éloignent du manoir et rapidement, les stridulations des grillons remplacent les notes de la sonate de Bach qui s'échappent de la salle de bal. Face au silence du jeune homme, Alba ajoute :

— Nous ne sommes pas aussi protocolaire d'habitude. Mon père et mon frère sont souvent à la verrerie, si bien qu'il ne reste que ma mère et moi pour les repas. Je dois avouer que je n'ai pas non plus coutume de boire autant.

Ses longues mains croisées dans le dos, l'homme garde un léger sourire sur les lèvres et ses yeux fixés sur la jeune femme qui déglutit, un peu nerveuse.

— Il est heureux que nous ayons un temps aussi doux. Imaginez des trombes d'eaux se déversant sur les tablées que ma sœur a mis tant d'heures à décorer ! Je veux dire... pas elle, à proprement parler, évidemment, ce sont les domestiques qui s'en sont chargés, mais elle a conçu les bouquets et imaginé le plan de table.

Les pans de la robe d'Alba frottent l'herbe coupée au ras et une chouette hulule dans la forêt toute proche.

— Sachez que cela ne me dérange pas que vous ne parliez pas. Vous devez avoir vos raisons... Quant à moi, je n'en ai malheureusement aucune valable pour me montrer aussi bavarde, je suis navrée. Ma mère me reproche souvent de parler pour deux. Si cela vous importune, signifiez-le moi, je vous laisserai profiter de la quiétude nocturne.

C'est un pieux mensonge et Alba espère secrètement qu'il n'en fera rien. Elle a trop rarement l'occasion de dire ce qu'elle pense vraiment. Pourquoi s'autorise-t-elle autant de familiarité avec cet inconnu ? Est-ce un bavardage pour combler le silence ou bien est-ce parce qu'elle se sent en confiance ? Quoi qu'il en soit, il ne semble pas s'en offusquer.

De temps en temps, ils croisent d'autres promeneurs qui dévisagent sans vergogne l'Italien, ce qu'Alba peut comprendre. Il est tellement étrange !

— Les noces de ma sœur ont été célébrées dans la demeure de Simon, son époux, et tout s'est déroulé à la perfection. Pour le baptême de Gabin, mes parents, mon père en particulier, tenaient donc à prouver que les de Suève peuvent rivaliser de faste. Ici, nous oublions parfois de nous amuser, je vous l'avoue. Lorsque l'on visite une verrerie, on comprend pourquoi en réalisant la dureté du travail. Êtes vous familier de cet art ? Lorsque nous aurons atteint la rivière, je vous montrerai la halle et expliquerai le fonctionnement d'une réveillée... oh, je vois que le mot vous est inconnu. C'est le temps durant lequel le four est allumé, cela peut se prolonger jusqu'à quinze mois !

Du coin de l'œil, elle vérifie qu'elle ne l'ennuie pas avec son discours décousu. Il ne se départit pas de son sourire tandis qu'il cueille une fragile belle de nuit sur un bosquet envahi de papillons. Il la lui tend avec un mouvement du menton et elle s'empresse de la glisser dans ses cheveux pour cacher son émoi.

— Je vous remercie, signore. Je trouve que c'est le plus beau des ornements. La nature pourvoit à tous nos besoins, avez vous remarqué ? De quoi nous nourrir, nous réchauffer, nous abriter... Du reste, nous sommes issus de cette nature fascinante. N'avez vous jamais relevé la ressemblance parfois saisissante entre nous et les animaux ? Si, si, je vous assure. Je le dis sans méchanceté. Par exemple, mon oncle Octave, que vous connaissez, avec son physique massif et ses yeux tombants, a des similitudes avec un Chien de St Hubert.

Alors qu'elle se tourne vers lui, consciente d'être allée trop loin dans ses propos, l'Italien éclate de rire. Un rire léger, insouciant, presque enfantin. Elle se joint à son hilarité au moment où une voix s'élève au loin.

— Zanetti ! Dove sei ?

Le rire de l'Italien meurt sur ses lèvres. Dans ses yeux, la joie qu'Alba y lit depuis qu'elle les a croisés en début de soirée, a disparu, remplacée par une gravité soudaine. Il ouvre la bouche une seconde, puis la referme avant de s'incliner profondément. Alba refuse qu'il parte, mais avant qu'elle ne trouve le moyen de le retenir, il colle ses lèvres à son oreille et murmure tout bas.

— Ci rivedremo.

Ses grandes enjambées ont tôt fait de le faire disparaitre de la vue de la jeune femme.

— Signore Zanetti, attendez !

Le cri d'Alba se perd dans la nuit.

Le cri d'Alba se perd dans la nuit

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Comme du cristalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant