Combien de temps s'écoule sans lui, avant qu'Héléna ne frappe à la porte, elle ne saurait le dire. Des heures, sans doute... Tout a perdu soudain de son attrait. Seul compte le fait de retrouver Giovanni pour terminer la discussion qu'ils ont juste amorcée. Elle se moque qu'il poursuive ou non sa carrière, elle renonce même au mariage et aux enfants. Tant qu'il est auprès d'elle, elle peut tout envisager. Ensemble, ils peuvent tout affronter, elle en est certaine.
— Signorina, una lettera.
Alba sort de la baignoire en frissonnant. Elle reconnait le sceau de sa famille et s'empresse de décacheter le pli. La joie est aussitôt remplacée par une terreur froide à la lecture de l'écriture tremblante de sa mère. Les mots dansent devant ses yeux embués. Son père s'est blessé grièvement dans un accident à la verrerie. Il est impératif qu'elle rentre dans les plus brefs délais, mais la lettre date déjà de plus d'une semaine et Alba craint le pire.
Il lui faut moins d'une heure pour organiser son départ, de ses bagages bouclés dans l'affolement à la réservation d'une berline pour quitter Venise. Elle s'empresse aussi d'écrire des lettres adressées à son oncle et à Giovanni.
Pour être certaine que l'Italien soit prévenu de son départ précipité dès son retour, elle demande au bateau qui l'emmène loin du palazzio où elle a vécu ses plus belles heures, de faire un détour par la villa des Zanetti.
Elle n'a qu'à déposer la lettre à leur servante, elle la sait de confiance, c'est l'histoire de quelques minutes... ensuite, elle quittera la Sérénissime, sans savoir quand elle pourra y revenir.
En lieu et place de la domestique, Alba se retrouve face à Battisto qui soulève les sourcils, intrigué. Il s'appuie au chambranle. La Française et l'Italien se considèrent un moment avant qu'il ne brise le silence :
— Mademoiselle de Suève. Que me vaut cette visite ? Giovanni est parti pour Milan.
Alba hésite, mais les cloches du campanile lui rappelle que le temps presse.
— Je le sais bien... Silvana est-elle de service ?
— Elle est occupée à l'office, mais je peux sûrement vous aider.
La jeune Française sent un poids sur sa poitrine à la pensée du temps qui défile, de chaque seconde qu'elle passe loin de son père, alité. Il est d'ailleurs peut-être déjà trop tard. Voyant qu'elle ne se décide pas à parler, Battisto l'invite à entrer, mais elle refuse. Il baisse les yeux sur ses souliers :
— Je tenais à vous présenter mes excuses pour mon attitude de la dernière fois. Ma réaction était puérile. À ce jour, je n'ai jamais eu à partager mon frère avec qui que ce soit et je crois que j'étais un peu jaloux de votre évidente complicité. Je me suis mêlé d'affaires qui ne me regardait pas et j'en suis navré.
— D'autant que vous m'avez menti...
— À ma décharge, ce n'était pas un mensonge ; tout au plus, me suis-je trompé. Je j'ai jamais vu Gio avec personne, j'ai juste fait quelques déductions... mais les deux derniers jours m'ont prouvé que j'avais tort, je suppose.
Alba n'aime pas cet homme, c'est viscéral, mais il lui offre un sourire repentant et elle n'a plus guère le temps de tergiverser. Elle sort la lettre qu'elle a glissée contre son cœur et la confie à Battisto. Avec une ardeur qu'elle a rarement éprouvée, elle lui serre la main qui ne tient pas le pli et déclare :
— Je vous supplie de remettre ce document à Giovanni à la seconde où il sera revenu de son déplacement. C'est très, très important.
— Il l'aura. Vous avez ma parole, mademoiselle de Suève.
Dans le bateau qui l'éloigne de Venise, Alba ne peut s'empêcher de penser qu'elle n'aura jamais plus la chance de vivre dans l'insouciance de ces dernières semaines. Le regard brulé par le soleil qui se couche sur la cité lagunaire, la jeune femme a un horrible pressentiment qui lui ronge le ventre et elle ne sait pas à quoi l'attribuer.
Arrivera-t-elle à temps pour revoir son père vivant ? Et si c'est le cas, se rétablira-t-il ? Quand reverra-t-elle Giovanni ? Aura-t-elle la joie de parcourir Venise de nouveau ?
Trop de questions sans réponses. Trop de doutes.
La fin d'une époque, assurément.

VOUS LISEZ
Comme du cristal
Short StoryFille de gentilhomme verrier, Alba de Suève vit en Ariège, loin du luxe de la haute société, mais aussi de ses contraintes. Benjamine de la famille, elle pousse comme une herbe folle, à l'abri des obligations auxquelles ses aînés ont été astreints...