5-2 Comme du cristal

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Mon très cher Giovanni,

Je pars dans la précipitation. Mon père a eu un grave accident et je me rends à son chevet.

Je profite de cette lettre pour t'avouer que maintenant que je ne suis plus dans tes bras, maintenant que nos étreintes ne me font plus perdre la tête, j'ai repris pied dans la réalité. Je ne peux que constater, bien malgré moi, que tu as raison, nous ne pouvons pas être ensemble. Ma famille attend que je me marie avec un bon parti et s'ils peuvent comprendre notre attachement, la condition de castrat, aussi prestigieuse soit-elle, ne fait pas de toi un noble. Ils ne nous permettront jamais d'être ensemble...

Fuyons ! diras-tu et je rêverais de pouvoir accepter cette folle proposition, mais, après réflexion, j'ai réalisé que je voulais des enfants. Malheureusement, pour cela, toi et moi savons que même cachés de l'autre côté de la terre, il n'y aurait pas de solution.

Je suis tellement désolée !

J'aspire à être mère et de ton côté, tu as ta carrière, de grandes choses t'attendent. Ta voix est un don du ciel, quoique tu en penses, tu ne peux pas priver les gens de ton talent. Tu te demandes qui tu es, je te l'affirme : tu es un chanteur.

Je te garderai toujours une place privilégiée dans mon cœur, tu resteras à jamais mon premier et grand amour, mais rester ensemble impliquerait beaucoup trop de sacrifices pour chacun d'entre nous.

Je t'aime, n'en doute pas une seconde, mais je te laisse partir et tu dois accepter d'en faire de même.

Alba

Je t'en prie, ne me recontacte pas, ce serait trop difficile de te répéter ces mots qui me coûtent tant. Cessons toute communication séance tenante, pour ne pas se faire plus de mal et ne garder que les bons souvenirs.

Alba dépose sur la table laquée la feuille visiblement maintes fois lue. Elle se retient de la froisser et de la jeter à travers la pièce. À la place, elle serre les poings, retient sa colère. Giovanni l'observe depuis l'autre bout de la table où il s'est assis le temps qu'elle lise.

— Ce n'est pas la lettre que je t'ai laissée. Il y a bien quelques passages, des mots, mais elle a été entièrement réécrite.

Dio mio, qu'a-t-il fait ?

L'Italien croise ses longues mains devant lui dans une prière silencieuse. Alba soupire et répond, lasse :

— Je n'avais pas confiance en lui et j'ai pensé qu'il ne te remettrait pas la lettre, mais je ne comprenais pas pourquoi tu ne cherchais pas à me contacter... Ton frère est bien plus retors que ça, en agissant ainsi il s'est assuré de nous séparer pour de bon.

Giovanni se lève pour faire les cent pas.

— En rentrant de Milan, ta lettre m'a anéanti, même si j'ai compris tes choix. J'ai bien essayé de voir Octave, mais il était parti te rejoindre en France, il n'est rentré que bien plus tard. Entre-temps, ma décision était prise. Il était temps pour moi de cesser de faire semblant, ma vie n'avait pas de sens, encore moins sans toi. Battisto m'a lâchement abandonné en apprenant que je ne lui assurerais plus un train de vie luxueux. Il est resté à Venise. Quelques mois plus tard, il a été mortellement blessé au cours d'une rixe dans une salle de jeux...

Alba ferme les yeux. Quel gâchis, songe-t-elle, quel terrible gâchis ! Giovanni vient s'agenouiller près d'elle pour lui prendre la main.

— Malgré ta lettre, j'ai tenté de revenir vers toi, mais j'ai appris que tu avais épousé le sergent de Guise... J'ai définitivement coupé les ponts avec mon ancienne vie et je m'en suis reconstruit une autre. Une nouvelle. Et tu peux en faire de même. Il n'est pas trop tard.

Alba commence à secouer la tête pour lui dire que non, elle ne peut pas.

— Attends avant de refuser. Te souviens-tu de tes mots lors de notre dernière entrevue ? Je les ai gardés dans mon cœur durant mon exil. Tu m'as dit "Fuyons ensemble, recommençons ailleurs".

La jeune femme se souvient parfaitement, elle ne compte plus les fois où elle a regretté de ne pas les avoir mis immédiatement à exécution.

— Non, Giovanni, cela m'est impossible.

— Pourquoi ? Un mot de toi et je m'en vais sur le champ, tu ne me reverras jamais, je te le promets, mais j'ai besoin que tu me dises pourquoi.

Alba pleure en caressant la joue de l'Italien.

— Est-ce à cause de ta famille ?

— Oh non, ils m'ont tenue pour responsable de la mort de mon père. Ils ont prétendu que mon absence avait accéléré son trépas. Ils étaient heureux de me voir partir pour la capitale aux bras de Gontrand.

— Alors quoi, sa famille à lui ?

— Il n'en avait guère...

— Alba, dis-moi ! Est-ce que tu refuses de cesser tes salons ? De quitter Paris ? Je peux comprendre tout ça, si tu es heureuse, je peux comprendre.

— Je ne suis pas heureuse !

— Mais... tu ne m'aimes plus, alors ? Parce que moi, j'ai enfin trouvé qui je suis, Alba. Ça m'a pris du temps, je sais, mais je suis aussi là pour te faire part de ce que j'ai découvert. Je suis l'homme qui t'aime et que tu aimes, j'en suis certain. Je ne suis que ça. Je ne peux pas croire que tu ne ressens plus rien pour moi...

Alba essuie ses larmes, sans répondre. Main dans la main, elle guide l'Italien dans un couloir. Devant une porte bleue, elle s'arrête et tourne la poignée. Giovanni met quelques secondes à s'acclimater à la pénombre avant de deviner que c'est une chambre d'enfant. Sur une commode, il reconnaît la boite à musique qu'il a offerte à Alba. Vers le fond de la pièce se trouve un berceau. Le souffle court, il s'approche pour découvrir un nourrisson endormi.

— Elle s'appelle Ornella, dit Alba à voix basse.

Giovanni n'a jamais rien vu d'aussi beau. L'enfant semble si paisible et si fragile à la fois.

— Elle est magnifique.

Alors qu'Alba pensait qu'il allait enfin comprendre pourquoi elle ne peut pas partir, il affiche un sourire immense. Il lui attrape le visage avec douceur et elle a l'impression de se retrouver enfin chez elle après avoir dérivé sans but.

— J'ai trouvé un travail de professeur de chant dans un petit village de Bretagne. J'habite une ancienne maison de pêcheur qui sent encore le poisson alors que le propriétaire me l'a vendue il y a des mois de cela. Il n'y a pas beaucoup de place, mais suffisamment pour toi et cette minuscule petite fille. Tu pourrais peut-être enseigner le dessin... Je ne te dis pas que ce sera facile, mais je peux te garantir que ce sera joyeux. À chaque lever de soleil, je pense à toi, je pense que tu aimerais peindre ces couleurs. Et quand il se couche, face à l'horizon, je rêve que tu es là à mes côtés. Là-bas, tu pourrais être celle que tu veux, celle que tu es au fond de toi. S'il te plaît, je t'en conjure, dis moi que tu vas y réfléchir.

Ils s'observent et leurs regards s'interrogent, se répondent dans le silence ouaté de la chambre d'enfant. Face à la proposition de l'Italien, Alba a la sensation de tomber, mais elle sait qu'il est là pour la rattraper. Peut-elle débuter encore une nouvelle vie ? Sans doute... Elle n'a plus envie de lutter contre ses propres désirs. Giovanni a raison. Peut-être que là-bas, elle trouvera enfin sa place.

 Peut-être que là-bas, elle trouvera enfin sa place

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Comme du cristalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant