2-2 Comme de la dentelle

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Ils prennent une frégate de Perpignan à Gênes, profitant des nombreuses escales pour se reposer et récupérer du mal de mer dont ils souffrent tous deux. En dépit de ses fréquents voyages, Octave n'est pas plus immunisé que sa nièce. Pour pallier les nausées qui l'indisposent, Alba s'installe sur le pont afin de dessiner ou, plus rarement, lire, soucieuse de capturer chaque souvenir de cette traversée.

Ensuite, une berline privée les véhicule jusqu'à Venise ne s'octroyant qu'une halte de nuit sur les deux nécessaires, car Octave veut rentrer à temps pour une "surprise". Le trajet est long et l'enthousiasme d'Alba s'émousse petit à petit. Quand ils finissent par arriver dans le palazzio de son oncle, elle ne rêve que du confort d'un lit.

Du peu qu'elle en a vu, la ville fourmille de bruits, d'odeurs et de gens et le manque de son Ariège natale se fait cruellement sentir. La fatigue termine d'éroder son excitation et lorsqu'elle se couche sans même souper, elle se sent bien loin de chez elle.

Au petit matin néanmoins, revigorée après une longue nuit, la jeune femme retrouve sa belle humeur. Balayant sa nostalgie de la veille, elle pousse les rideaux, bien décidée à profiter de la chance unique qui lui est offerte d'explorer la Sérénissime. Elle ouvre les fenêtres pour sortir sur le balcon donnant sur le Grand Canal et la vue sur la cité lagunaire est à couper le souffle. Les couleurs des façades rehaussées par les rayons du soleil levant et surtout l'activité fluviale déjà grouillante émerveillent Alba. Les gondoles et les navires marchands vont et viennent dans un ballet désordonné dont les mots lancés en italien par leurs occupants et le vent dans les voiles en composent la musique.

Absorbée par le spectacle, elle entend tout juste les coups à sa porte. Elle invite à entrer et son oncle apparait plus fringant que jamais.

— Je vois que tu t'imprègnes déjà de l'atmosphère de la ville qui éveillera tes sens ! Écoute les gondoliers chanter, sens les effluves de l'Adriatique et surtout viens goûter le tiramisù de ma cuisinière, tu m'en diras des nouvelles.

— Oh, mon oncle, quel bonheur de me trouver ici ! Le temps accordé par Père suffira-t-il pour découvrir les musées ou la bibliothèque Marciana ? J'ai tellement envie de dévorer les ouvrages qu'elle recèle ou encore assister à des pièces dans un de vos magnifiques théâtres...

— Ne te tourmente pas trop pour cela. Rien que déambuler dans les rues te nourrira l'esprit et le cœur. La cité vit une fête permanente et nous sommes en plein carnaval. Tu n'as qu'à garder les yeux et les oreilles ouverts et Venise comblera tous tes désirs ! En attendant, descendons nous sustenter rapidement, car nous allons t'acheter une toilette élégante. Ce soir, nous sortons !

En fin d'après-midi, après avoir parcouru les riches boutiques et déjeuné dans un café où se mêlaient indifféremment les ouvriers et les notables, ils quittent une nouvelle fois le logement du marchand situé au dernier étage du palazzio. Du rez-de-chaussée, ils embarquent sur une gondole par le portique d'entrée ouvert sur le canal. La nuit tombe et la cité dévoile un aspect différent de celui qu'elle revêt en plein jour : plus mystérieux et excitant.

Déposée avec son oncle devant l'entrée secondaire de la Fenice, le grand Opéra de Venise, Alba ne peut cacher son enthousiasme. Elle glisse sa main recouverte de dentelle au bras d'Octave, impatiente de franchir le perron de pierre blanche. A l'intérieur, la noblesse italienne pavoise dans le hall, peu pressée de pénétrer dans la salle principale, alors que la jeune femme trépigne. Octave lui présente des gens, échange quelques mots avec des hommes dont le regard glisse sur Alba avec intérêt. Elle ne retient aucun nom, impatiente de rejoindre sa place. Son oncle commente :

— L'opéra est autant l'occasion de voir que d'être vu. Tu noteras d'ailleurs la configuration en fer à cheval qui permet d'observer ceux qui nous font face presque autant que les chanteurs. Tout a été soigneusement pensé par les nobles qui ont financé le lieu. Une belle mascarade ! Quoi qu'il en soit, ce théâtre a été inauguré il y a quelques mois à peine et nous avons beaucoup de chance d'assister à la première d'Alcina.

— C'est incroyable, notre loge est si proche de la scène !

— Il se trouve que deux des chanteurs qui se produisent bénéficient de mes largesses.

— J'espère un jour m'adonner au mécénat, comme vous, mon oncle. Vous êtes au cœur de la création ! Il doit être tellement stimulant d'assister à la naissance des œuvres et d'avoir le pouvoir d'en faire la promotion. Quelle joie cela doit être d'accompagner les artistes sur le chemin de la gloire!

— Tous ne le trouvent pas, malheureusement, mais oui, je dois avouer que c'est une activité des plus gratifiantes.

Accoudée à la rambarde pour savourer l'excitation quasi palpable, Alba considère tout ce beau monde ; les femmes à la délicate peau brune et les hommes aux cheveux noirs noués en catogan. Ses pensées s'orientent vers le signore Zanetti. Même si elle n'en a pas reparlé avec son oncle de peur qu'il change d'avis au sujet de leurs retrouvailles, elle ne parvient pas à l'oublier. Entendre de l'italien à longueur de journée la renvoie sans cesse à ses mots susurrés dans le creux de son oreille.

Lorsque le lourd rideau commence à s'ouvrir en bruissant, les conversations s'éteignent. Alba se rencogne sur son dossier et Octave murmure :

— Ce que tu t'apprêtes à entendre est de plus en plus rare.

— Comment cela ?

— Concentre-toi sur le chant et notamment celui du personnage de Ruggiero.

— Je ne comprends pas l'italien.

— Ce ne sont pas les mots qui sont importants, mais celui qui les chante.

— Qui est-ce ?

— Un castrat. Probablement un des derniers. Avant le public se pâmait pour leur voix suave et troublante, mais ils tendent à disparaître.

— Qu'est-ce donc qu'un castrat ?

— Surtout ne t'évanouis pas, tu raterais le début du premier acte... il s'agit d'un homme qui a subi une ablation des testicules pour qu'il conserve une voix d'enfant.

— Mais... c'est barbare !

— Certes, mais le résultat confine au divin !

Perturbée par les propos de son oncle, Alba essaie malgré tout de s'absorber dans l'intrigue. La somptuosité des costumes et décors finit par capter son attention, même si elle reste curieuse de découvrir le fameux castrat. La soprano qui joue Bradamante fascine l'auditoire, mais lorsque Ruggiero se met à chanter, avant même d'apparaitre sur scène, Alba comprend ce qu'a voulu dire Octave. La voix est aussi pure que du cristal.

Et quand enfin, le personnage entre en pleine lumière, la jeune femme reçoit un coup au cœur : Ruggiero n'est autre que le signore Zanetti. Grimé et déguisé, mais néanmoins reconnaissable pour Alba qui espérait tant le revoir.

La voix de l'Italien — celle qu'elle n'a pas eu la chance d'entendre, ou à peine, en France — emplit l'espace, tourbillonne jusqu'au plafond peint de bleu et captive le public ébaubi d'admiration.

C'est la voix d'un ange.

Comme du cristalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant