Un an plus tard...
Les verres de cristal tintent avec force. Le marquis de Lorbe rit bruyamment en constatant qu'il a renversé du vin sur les coussins. Sa maladresse provoque l'hilarité générale et une comtesse déclare à Alba qu'elle est condamnée à changer ses tissus chaque semaine si elle continue à inviter un tel rustre. L'enivrement général annonce la fin du salon. Plus personne n'a l'envie d'écouter de la poésie ou de parler politique.
Alba offre un sourire lointain à ses convives qui ne se rendent même pas compte qu'elle a la tête ailleurs. Tant que l'alcool coule à flots, ils ne trouvent rien à redire. Elle se lève pour se servir un verre d'eau et en profite pour sortir ses mitaines. Sa robe de laine noire lui tient bien trop chaud, elle étouffe. Alba est impatiente que cette soirée se termine.
Alors qu'elle a ressenti du plaisir à ouvrir son premier salon littéraire, il y a de ça une éternité, semble-t-il, la joie s'est tarie au fil du temps. Elle était pourtant persuadée que les reprendre après une interruption de six mois l'aurait comblée, mais ce n'est pas le cas. Depuis trois mois, la présence de poètes, d'essayistes ou d'artistes de tous bords, qu'elle admire pourtant, ne suffit plus à l'enthousiasmer.
Elle continue néanmoins, parce qu'elle n'a plus grand chose à quoi s'accrocher. Elle a peur qu'en cessant cette activité, elle ne s'enferme définitivement dans ce nouveau carcan qu'est le veuvage.
Restreindre ses activités publiques lui a au moins octroyé le temps nécessaire pour faire face à cette nouvelle tragédie, mais la vie doit reprendre son cour, même si c'est un combat de chaque instant.
Personne ne lui reproche son abattement, il sied à sa condition. Ce qu'ils ignorent est que ce n'est pas la perte de son époux qui l'accable. La tristesse l'accompagne depuis plus longtemps que cela...
— Vos salons sont un havre de paix dans les tumultes qui secouent l'Europe, madame de Guise, clame le marquis d'une voix engourdie par l'alcool. Chez vous, je me sens comme dans un cocon, l'âme et le corps nourris, loin du bruit et de la fureur de la guerre, tout ça est bien confortable !
La vicomtesse réprimande l'indélicat bavard. Alba se contente de sourire pour rassurer le noble qui n'a jamais mis les pieds sur le front.
Du reste, Gontrand n'a guère eu le temps d'y briller non plus. Sa vie aura été si brève ! Tombé aux première heures de la bataille de Sédiman, il a fait d'Alba une veuve quelques semaines à peine après leur union. S'il n'est pas la cause principale de son chagrin, elle le pleure, malgré tout. L'homme était ennuyeux, mais bon. Raison pour laquelle elle s'est si facilement laissée convaincre de l'épouser. Il lui avait promis de s'installer à la capitale et une totale liberté pour son idée de salon. Quand il était sur le front, elle avait toute latitude pour occuper son temps. Ils étaient donc monter à Paris et elle avait aussitôt entrepris de se composer un carnet d'adresses et de créer un espace de réception chaleureux.
Cela lui évitait de penser à ce qu'elle avait laissé derrière elle — l'Ariège, l'Italie, la peinture —, mais surtout à celui qui l'avait abandonnée.
Perdue dans ses pensées, elle n'a pas remarqué que ses invités commençaient à partir. Elle reprend son rôle d'hôtesse afin de les saluer d'un mot attentif pour chacun. Lorsqu'ils sont enfin tous partis, Alba soupire en se frottant les yeux. Elle espère trouver ce sommeil qui a tendance à la fuir.
Elle indique aux domestiques que le rangement du salon peut attendre le lendemain. La pièce ne sert qu'aux réceptions, rien ne presse. Alba a besoin de silence. À pas feutrés, elle se dirige vers les chambres, mais une servante la rattrape en s'excusant.
— Madame de Guise, un homme demande à vous voir.
— Il est trop tard ! Je suis exténuée, Marie, dis-lui de venir la semaine prochaine.
— Le monsieur savait que vous refuseriez et il m'a demandé d'insister.
— Quel sans-gêne ! Qui est-ce ?
— Je ne l'ai encore jamais vu, Madame, mais il a le même accent que le signore de Luca.
Le cœur d'Alba tombe dans sa poitrine comme une pierre sombre au fond de l'océan.
— À quoi ressemble t-il ?
— Je ne saurais dire, sauf qu'il est très grand.
La jeune femme aurait presque préféré que ce soit Battisto, au moins elle aurait su comment l'accueillir. Mais non, il s'agit de Giovanni, ressurgi du passé, spectre d'une vie rêvée.
— Fais-le entrer.
Est-elle seulement prête ? Bien sûr, elle est une autre femme, veuve d'un héros de guerre, maîtresse d'un salon très en vogue. Elle n'est plus la naïve jeune fille qui s'est amourachée d'un mystérieux inconnu. Elle sait maintenant que Venise lui a fait tourner la tête; dès le départ, leur relation était vouée à l'échec.
Si elle accepte de le voir, ce soir, c'est uniquement pour comprendre ce qui l'a fait renoncer à eux et pouvoir enfin clore ce chapitre de sa vie. Secrètement, elle espère le découvrir affaibli, l'air accablé, mais quand il entre dans la salle à manger où elle s'est installée, il n'en est rien. Il a pris un peu de poids, mais il est encore loin du jars qu'il évoquait... Alba tressaille, elle ne souhaite pas se replonger dans la dernière conversation qu'ils ont eu dans une autre vie.
— Alba, mio amore.
Oh, comme cette voix lui a manqué ! Ces yeux aussi noirs que sa robe de veuvage... ce sourire dans lequel transparaît la joie, mais aussi les regrets.
— Je ne savais pas si je devais venir...
— Eh bien, non, tu n'aurais pas dû. J'aurais apprécié que tu demeures là où tu te caches depuis un an.
Oui, elle a espéré que Giovanni revienne vers elle après son retour en France, mais il n'en a rien fait. Elle n'a plus eu de nouvelle de sa part, comme s'ils ne s'étaient même jamais rencontrés. Tout cela n'avait été qu'un songe. Elle a appris plus tard par son oncle que Giovanni avait abandonné sa carrière et qu'il avait tenté de lui rendre l'argent qu'il avait misé sur lui, mais Battisto avait dilapidé la fortune. L'aîné des Zanetti avait donc vendu sa villa pour combler la dette, avant de disparaître totalement. Dieu sait où.
— Pourquoi es-tu revenu ?
— Je devais essayer de te parler au moins une fois, sous peine de le regretter toute ma vie.
— Vraiment ? Comme ça ? Un jour, tu t'es levé et tu t'es souvenu qu'à une époque tu avais prétendu m'aimer ?
— Je n'ai rien prétendu, Alba. Je suis d'ailleurs encore fou d'amour pour toi...
— Il suffit ! Comment oses-tu déclarer cela ? Quelle est ton excuse pour ne pas être venu plus tôt, dans ce cas ? Laisse-moi deviner : Battisto, ton prévenant petit frère, ne t'a pas remis la lettre, c'est ça ? Que t'es-tu imaginé ? Que j'étais partie sans mot dire ? N'as tu jamais envisagé de venir jusqu'en Ariège pour t'assurer que j'allais bien ? Ou d'interroger Octave, peut-être ? Il aurait pu t'expliquer que mon père était mort et que j'avais dû rester auprès de ma mère qui me tenait pour responsable ?
Devant le courroux de la jeune femme, Giovanni s'avance :
— Bien sûr qu'il m'a remis la lettre...
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Comme du cristal
Short StoryFille de gentilhomme verrier, Alba de Suève vit en Ariège, loin du luxe de la haute société, mais aussi de ses contraintes. Benjamine de la famille, elle pousse comme une herbe folle, à l'abri des obligations auxquelles ses aînés ont été astreints...